Mon salaire n’est pas de l’amour : Le combat d’Agnès entre peur et liberté
— Tu as pensé à me donner ton relevé de compte ce mois-ci ?
La voix de François résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre la poignée de la bouilloire, mes doigts blanchissent. Il n’est même pas huit heures. Je n’ai pas encore bu mon café que déjà, la tension me serre la gorge. Je baisse les yeux, honteuse, comme une enfant prise en faute.
— Oui, je vais te l’envoyer tout à l’heure, je réponds, la voix basse.
Il ne relève même pas la tête de son journal. Depuis quinze ans, c’est le même rituel : chaque mois, je lui transfère tout mon salaire d’infirmière. Au début, c’était une évidence. François disait que c’était plus simple, qu’il gérerait les finances du foyer. Je voulais lui faire confiance, lui prouver mon amour. Mais aujourd’hui, je me demande : est-ce vraiment de l’amour, ou juste du contrôle ?
Je me souviens du premier mois où j’ai travaillé à l’hôpital de Tours. J’étais fière, épuisée mais heureuse. J’ai couru à la maison avec mon premier bulletin de paie. François m’a souri, m’a embrassée sur le front, puis a tendu la main :
— Donne, je vais tout mettre sur le compte commun. C’est mieux pour nous.
J’ai obéi. J’ai voulu croire que c’était normal. Mais au fil des années, j’ai vu mes collègues acheter des vêtements, partir en week-end entre filles, offrir des cadeaux à leurs enfants sans demander la permission. Moi, je devais justifier chaque euro dépensé. Même pour un café avec ma sœur, il fallait que je prévienne François.
Un soir, alors que je rentrais tard du service de nuit, j’ai trouvé François assis dans le salon, les bras croisés.
— Tu étais où ?
— J’ai fini tard, il y a eu une urgence…
— Tu aurais pu prévenir. Et ce ticket de caisse ? Tu as acheté un sandwich à la boulangerie ?
J’ai senti la colère monter. Mais j’ai ravale mes mots. J’avais peur. Peur de ses reproches, peur de ses silences qui duraient des jours. Peur qu’il me dise que je n’étais qu’une ingrate, que sans lui je ne serais rien.
Ma mère, Jacqueline, m’a souvent dit :
— Agnès, tu dois penser à toi aussi. Tu n’es pas qu’une épouse, tu es une femme.
Mais comment penser à moi quand chaque geste est surveillé ? Quand même mon téléphone est fouillé sous prétexte de « transparence » ?
Un dimanche, alors que nous étions chez mes parents à Angers, ma sœur Claire a lancé, devant tout le monde :
— Tu viens au spa avec nous samedi prochain ?
J’ai senti le regard de François brûler sur ma nuque.
— Je ne sais pas si je peux…
— Pourquoi tu ne pourrais pas ? Tu travailles trop, tu as le droit de te détendre !
François a souri, mais ses yeux étaient froids.
— Agnès a beaucoup à faire à la maison. Et puis, on ne dépense pas l’argent comme ça.
J’ai eu envie de hurler. Mais je me suis tue. Encore.
Les semaines ont passé. J’ai commencé à cacher de petites pièces dans une boîte à couture, au fond du placard. Quelques billets, des pièces jaunes. Je me sentais coupable, mais aussi vivante. Pour la première fois depuis des années, j’avais l’impression de reprendre un peu de contrôle.
Un soir, alors que je rangeais la chambre de notre fils, Lucas, il m’a demandé :
— Maman, pourquoi c’est toujours papa qui décide ?
J’ai eu le cœur serré. Que lui répondre ? Que sa mère n’a pas le droit de choisir ? Que l’amour, ce n’est pas la soumission ?
J’ai pris Lucas dans mes bras. J’ai pleuré en silence.
À l’hôpital, j’ai fini par me confier à ma collègue, Sophie. Elle m’a regardée avec tristesse.
— Tu sais, Agnès, ce que tu vis, ça s’appelle de la violence économique. Ce n’est pas normal.
Violence. Le mot m’a frappée. Je n’avais jamais osé le dire. Mais c’était ça. Un contrôle insidieux, quotidien, qui me rongeait.
Un matin, j’ai trouvé le courage d’appeler une association. Une femme m’a écoutée, sans juger. Elle m’a dit que j’avais le droit d’exister, d’avoir mon propre compte, mes propres envies.
Ce soir-là, j’ai attendu que François s’endorme. J’ai ouvert mon ordinateur, créé une nouvelle adresse mail, un nouveau compte bancaire. J’ai eu peur. Mais j’ai aussi ressenti une force nouvelle.
Les jours suivants, j’ai commencé à mettre de côté une partie de mon salaire. Pas beaucoup, juste assez pour respirer. J’ai repris contact avec Claire. J’ai accepté son invitation au spa. J’ai menti à François, pour la première fois. Mais c’était pour moi. Pour survivre.
Quand il a découvert que je n’avais pas tout transféré, il est entré dans une rage folle. Il a crié, jeté mon sac contre le mur. J’ai eu peur. Mais je n’ai pas cédé.
— Je ne suis pas ta prisonnière, François. Je veux vivre. Je veux décider pour moi.
Il est parti en claquant la porte. J’ai tremblé toute la nuit. Mais au matin, j’ai senti une paix étrange. J’avais osé dire non.
Aujourd’hui, je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Peut-être que je vais devoir partir. Peut-être que je vais me retrouver seule. Mais pour la première fois depuis longtemps, je me sens libre.
Est-ce que l’amour, c’est vraiment tout donner jusqu’à s’oublier soi-même ? Ou bien faut-il d’abord s’aimer pour pouvoir aimer les autres ? Qu’en pensez-vous ?