« Maman, pourquoi c’est toujours moi ? » — Chronique d’une fuite nécessaire

— Tu dors encore ? Il est grand temps de préparer le petit-déjeuner pour Michaël !

La voix de ma mère résonne dans le combiné, sèche, tranchante, comme un coup de couteau dans le silence du matin. Je regarde l’horloge : 7h12. Je suis déjà debout, mais je n’ai pas bougé. Je suis assise sur le bord du lit, les yeux fixés sur la valise ouverte à mes pieds. Tous mes vêtements sont pliés, prêts à partir. Je n’ai pas répondu à ma mère. Je n’ai pas envie d’entendre une fois de plus que « c’est normal », que « c’est comme ça dans tous les couples », que « les hommes ne changent pas ».

Michaël dort encore. Il ronfle doucement, paisible, inconscient du tumulte qui me ronge depuis des mois. Je me lève sans bruit, traverse la chambre en évitant la latte qui grince. Dans la cuisine, je prépare machinalement du café, mais je ne mets qu’une tasse. Pour moi. Pas pour lui. Pas aujourd’hui.

Je repense à notre rencontre, il y a trois ans, lors de l’anniversaire d’Aurélie. Il m’avait fait rire toute la soirée avec ses blagues sur les Parisiens et ses anecdotes de vacances en Bretagne. J’avais aimé sa légèreté, sa façon de voir la vie comme un jeu. J’avais cru que cette insouciance était une force. Je me trompais.

Au début, tout était simple. On sortait, on riait, on partageait des pizzas devant des séries françaises débiles. Puis il a emménagé chez moi. Petit à petit, j’ai commencé à tout faire : les courses, le ménage, les lessives… et bien sûr, le petit-déjeuner. Au début, je me disais que c’était temporaire, qu’il finirait par s’y mettre aussi. Mais non. Michaël trouvait toujours une excuse : « J’ai eu une grosse journée », « Tu sais mieux plier les chemises », « Je suis nul en cuisine ».

Un soir, j’ai explosé :
— Tu pourrais au moins vider le lave-vaisselle !
Il a haussé les épaules :
— Tu sais bien que je ne fais jamais comme il faut…

Et moi, comme une idiote, j’ai continué à tout faire. Par peur du conflit. Par habitude aussi. Parce que ma mère m’a toujours dit qu’une femme doit tenir sa maison.

Mais ce matin-là, quelque chose a craqué en moi. Peut-être parce que j’ai rêvé cette nuit que je courais dans une forêt sombre et que personne ne venait m’aider quand je criais. Peut-être parce que j’ai vu mon reflet dans la vitre et que je ne me suis pas reconnue.

Je prends mon téléphone et j’envoie un message à Aurélie :
« Je pars. Je ne peux plus. »
Elle répond presque aussitôt :
« Viens chez moi si tu veux. Je t’attends. »

Je repasse devant la chambre. Michaël dort toujours. Je m’arrête sur le seuil.
— Michaël…
Il grogne sans ouvrir les yeux.
— Quoi ?
— Je pars.
Il se retourne dans le lit.
— Où tu vas ?
— Chez Aurélie.
Il ouvre enfin les yeux, me regarde sans comprendre.
— Mais… tu vas revenir ?
Je secoue la tête.
— Non.

Il se redresse brusquement.
— Attends ! On peut en parler !
Je sens la colère monter en moi.
— Ça fait trois ans que j’attends qu’on en parle ! Trois ans que je fais tout ici ! Tu t’en rends compte seulement maintenant ?
Il se lève à moitié, hagard.
— Mais… tu exagères…
Je ris jaune.
— Bien sûr. C’est toujours moi qui exagère.

Je prends ma valise et je claque la porte derrière moi. Dans l’escalier, mes mains tremblent tellement que je manque de lâcher la poignée. En bas, l’air frais me gifle le visage et je respire enfin.

Dans le métro, entourée d’inconnus pressés, je sens les larmes monter. Pas de tristesse — de soulagement. J’ai 32 ans et c’est la première fois que je fais quelque chose pour moi seule.

Chez Aurélie, elle m’accueille avec un café brûlant et un plaid tout doux.
— Tu as bien fait, dit-elle simplement.
Je fonds en larmes dans ses bras.

Les jours suivants sont flous. Ma mère m’appelle sans arrêt :
— Tu ne peux pas laisser Michaël comme ça ! Tu sais bien qu’il n’est pas débrouillard…
Je coupe court :
— Maman, ce n’est pas mon fils !
Elle soupire bruyamment :
— Tu es égoïste…
Je raccroche sans répondre.

Aurélie me pousse à sortir, à voir d’autres gens, à penser à autre chose qu’à la vaisselle sale et aux chaussettes qui traînent partout. Petit à petit, je reprends goût à la vie. Je découvre que je peux rire sans culpabiliser, dormir sans angoisse au ventre.

Un soir, alors qu’on boit un verre en terrasse à Montreuil, Aurélie me demande :
— Tu regrettes ?
Je réfléchis un instant.
— Non… Ce que je regrette, c’est d’avoir attendu si longtemps.

Aujourd’hui encore, il y a des matins où j’entends la voix de ma mère dans ma tête : « Il est grand temps de préparer le petit-déjeuner pour Michaël ! » Et puis je me rappelle que je ne dois rien à personne — sauf à moi-même.

Est-ce vraiment égoïste de vouloir être heureuse ? Pourquoi tant de femmes portent-elles seules le poids du quotidien ? Est-ce qu’on finira par briser ce cercle ?