Maman, je t’aime… mais laisse-moi respirer

« Camille, tu ne peux pas continuer comme ça ! » Ma voix tremble, mais je ne peux plus retenir ce flot de mots qui me brûle la gorge. Ma fille, assise en tailleur sur le canapé du salon, me regarde avec ses grands yeux mouillés. Elle a trente ans aujourd’hui, et pourtant, dans ce moment suspendu, je la revois petite fille, recroquevillée contre moi après un cauchemar.

« Maman… je t’en supplie, aide-moi juste cette fois », murmure-t-elle. Sa voix est si faible que j’ai envie de la prendre dans mes bras, de lui promettre que tout ira bien. Mais je sens que si je cède encore une fois, je l’empêcherai de grandir.

Je m’appelle Hélène. J’ai cinquante-sept ans et j’ai consacré ma vie à ma fille unique. Son père, François, nous a quittées quand elle avait six ans. J’ai tout fait pour combler ce vide, pour qu’elle ne manque jamais d’amour ni de soutien. Camille était une enfant hypersensible : elle pleurait pour un rien, avait peur du noir, des orages, des inconnus. À l’école primaire à Lyon, elle refusait de réciter devant la classe ; je venais souvent la chercher plus tôt sous prétexte d’un mal de ventre imaginaire. Les autres mères me jugeaient du regard : « Tu la couves trop, Hélène… » Mais comment leur expliquer cette angoisse qui serrait le cœur de ma fille ?

Les années ont passé. J’ai rempli des dossiers pour elle, appelé ses professeurs quand elle avait peur de demander une explication, organisé ses anniversaires pour qu’elle n’ait pas à affronter le regard des autres. À dix-huit ans, elle a raté son permis de conduire trois fois ; c’est moi qui ai pris rendez-vous avec un moniteur patient et payé des heures supplémentaires. Quand elle a eu son premier chagrin d’amour à la fac, j’ai passé la nuit à ses côtés à lui caresser les cheveux.

Aujourd’hui encore, Camille vit dans un petit studio à deux stations de métro de chez moi. Elle travaille dans une librairie du quartier Croix-Rousse, un CDD précaire qu’elle n’ose pas quitter malgré ses rêves d’écriture. Chaque semaine, elle m’appelle pour que je l’aide à remplir ses papiers administratifs ou pour que je téléphone à son propriétaire parce que le chauffage ne marche pas.

Ce soir-là, tout a explosé. Elle venait de recevoir une lettre de relance pour un impayé EDF. Elle s’est effondrée : « Je n’y arrive pas… Je suis nulle… »

— Camille, tu as trente ans ! Tu dois apprendre à te débrouiller seule !

Elle a éclaté en sanglots :

— Mais tu ne comprends pas… J’ai peur de tout rater sans toi…

J’ai senti la colère monter, mêlée à une immense tristesse. Avais-je raté quelque chose ? Avais-je trop donné ? Trop protégé ?

Le lendemain matin, j’ai croisé ma voisine, Madame Dubois, sur le palier. Elle m’a demandé des nouvelles de Camille.

— Toujours aussi fragile ?

J’ai haussé les épaules.

— Je ne sais plus quoi faire…

Elle a souri tristement :

— On ne peut pas vivre la vie de nos enfants à leur place.

Ses mots ont résonné en moi toute la journée. J’ai repensé à ma propre mère, sévère et distante. J’avais juré d’être différente. Mais peut-être étais-je allée trop loin dans l’autre sens.

Le soir même, j’ai appelé Camille.

— Ma chérie… Je t’aime plus que tout au monde. Mais je ne peux plus régler ta vie à ta place. Tu dois apprendre à affronter tes peurs.

Un silence pesant a suivi.

— Tu veux que je disparaisse ?

— Non ! Je veux que tu vives ta vie, pas la mienne.

Elle a raccroché sans un mot. J’ai pleuré toute la nuit.

Les jours suivants ont été difficiles. Pas de nouvelles. J’avais envie de courir chez elle, de tout arranger comme avant. Mais j’ai tenu bon.

Une semaine plus tard, elle est venue frapper à ma porte. Ses yeux étaient cernés mais déterminés.

— Maman… J’ai appelé EDF toute seule. J’ai réglé le problème.

J’ai senti une fierté immense mêlée à une douleur sourde : celle de voir mon enfant s’éloigner enfin du nid.

Depuis ce jour-là, notre relation a changé. Camille fait encore appel à moi parfois, mais elle essaie d’abord seule. Je lutte contre l’envie d’intervenir à chaque difficulté qu’elle rencontre. Parfois je me sens inutile ; parfois soulagée.

Je me demande souvent : ai-je été une bonne mère ? Où est la frontière entre l’amour et l’étouffement ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour aider votre enfant sans l’empêcher de grandir ?