Ma fille a toujours dit qu’elle ne voulait pas d’enfants. Aujourd’hui, elle me supplie de l’aider, et je ne sais pas si j’en suis capable.
— Maman, je t’en supplie… Je n’y arrive plus.
La voix de Camille tremble au téléphone. Je serre le combiné si fort que mes jointures blanchissent. Il est presque minuit, la pluie martèle les volets de mon petit appartement à Nantes. Mon cœur bat à tout rompre. Je reconnais à peine la voix de ma fille, d’habitude si assurée, si tranchante.
Camille a toujours été différente. Petite déjà, elle refusait les poupées, préférait les livres et les puzzles. À vingt ans, elle me lançait :
— Maman, je ne veux pas d’enfants. Ce n’est pas pour moi. Je veux voyager, travailler, vivre pour moi.
J’avais eu du mal à l’accepter. Dans notre famille, on a toujours eu des enfants jeunes. Ma mère, Simone, me répétait : « Une femme sans enfant n’est pas complète. » Mais j’ai fini par respecter le choix de Camille. Je me suis dit que le monde changeait, que je devais changer aussi.
Et puis il y a six mois, Camille est arrivée chez moi, le visage fermé, les yeux rougis.
— Je suis enceinte.
Je n’ai rien dit. J’ai juste ouvert les bras. Elle s’est effondrée contre moi.
— Je ne sais pas quoi faire…
Le père ? Un collègue, Paul, qui a disparu dès qu’il a appris la nouvelle. Camille a décidé de garder l’enfant. Elle disait que c’était peut-être un signe du destin. J’ai vu dans ses yeux la peur et la détermination mêlées.
Les premiers mois ont été difficiles. Camille travaillait encore dans une agence de communication à Rennes. Elle venait me voir tous les week-ends. On parlait peu du bébé. Elle évitait le sujet, comme si en parler rendait la chose trop réelle.
Puis la petite Jeanne est née. Un minuscule paquet de cris et de chaleur. Camille a pleuré en la tenant dans ses bras pour la première fois. Moi aussi.
Mais très vite, la fatigue, l’angoisse ont pris le dessus. Camille ne dormait plus. Elle s’énervait pour un rien. Un soir, elle m’a appelée en larmes :
— Je ne suis pas faite pour ça ! Je vais tout gâcher !
Je suis montée à Rennes en urgence. J’ai trouvé Camille assise par terre dans la cuisine, Jeanne hurlant dans son couffin.
— Maman… je t’en supplie… reste avec moi.
Je suis restée une semaine. J’ai fait les courses, préparé des repas, bercé Jeanne pendant que Camille dormait quelques heures d’affilée. Mais au fond de moi, une colère sourde grondait : pourquoi moi ? Pourquoi devrais-je tout recommencer ? J’avais élevé seule Camille après le départ de son père. J’avais sacrifié mes rêves pour elle.
Un soir, alors que je berçais Jeanne dans la pénombre du salon, Camille est venue s’asseoir à côté de moi.
— Tu m’en veux ?
— Non…
Mais c’était un mensonge.
Les semaines ont passé. Camille a repris le travail à mi-temps. Je faisais les allers-retours entre Nantes et Rennes pour garder Jeanne. Ma vie n’était plus qu’une succession de trains et de nuits blanches.
Un dimanche matin, alors que je préparais le biberon, Camille a explosé :
— Tu fais tout mieux que moi ! Jeanne te préfère !
J’ai posé le biberon sur la table et je me suis assise en face d’elle.
— Camille… tu fais ce que tu peux. Mais tu dois accepter d’être mère à ta façon.
Elle a éclaté en sanglots.
— Je ne voulais pas de cette vie ! Je voulais être libre !
Je l’ai prise dans mes bras comme quand elle était petite.
— Moi non plus je n’ai pas choisi tout ce qui m’est arrivé… Mais on avance ensemble.
Depuis ce jour-là, quelque chose a changé entre nous. Camille accepte parfois de demander de l’aide sans honte ni colère. Mais je sens bien qu’elle lutte encore contre elle-même, contre cette maternité imposée par les circonstances plus que par le désir.
Parfois, je me demande si j’ai bien fait de l’encourager à garder l’enfant. Parfois aussi, je me sens coupable d’aimer Jeanne autant que j’aime ma propre fille — voire plus fort encore par moments.
Hier soir, alors que je bordais Jeanne dans son petit lit, Camille m’a regardée longuement.
— Tu crois qu’on peut apprendre à aimer sa vie même si ce n’est pas celle qu’on avait choisie ?
Je n’ai pas su quoi répondre.
Et vous ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à la vie de nous avoir imposé un chemin qu’on n’a jamais voulu ? Est-ce qu’on peut aimer sans regretter ce qu’on a perdu ?