Les Mots Qui Ne Se Disent Pas
« Tu pourrais au moins me regarder quand je te parle ! » Ma voix résonne dans la cuisine, brisant le silence du petit matin. Mon père, assis devant son bol de café, ne lève pas les yeux. Il remue lentement sa cuillère, le regard perdu dans la vapeur. J’ai seize ans, et ce matin-là, je sens que tout va exploser. Ma mère est déjà partie travailler à l’hôpital, mon petit frère dort encore. Il n’y a que nous deux, et ce silence qui nous sépare depuis toujours.
Je m’appelle Camille. J’ai grandi à Lyon, dans un appartement modeste du quartier de la Croix-Rousse. Chez nous, on ne disait pas « je t’aime ». On se le montrait, parfois maladroitement : un plat préféré préparé sans raison, une écharpe déposée sur mes épaules avant de sortir dans le froid, un regard inquiet quand je rentrais tard. Mais jamais un mot tendre. Jamais une étreinte spontanée.
Ce matin-là, j’avais besoin d’entendre quelque chose. Un mot, un signe. J’avais eu une mauvaise note en maths, et je savais que mon père allait être déçu. Mais au lieu de me gronder ou de me rassurer, il s’est contenté de ce silence qui me rongeait.
« Tu sais, Camille… » Il s’arrête, la voix rauque. Je retiens mon souffle. Peut-être va-t-il enfin me dire ce que j’attends depuis des années ? Mais il se lève brusquement et va ouvrir la fenêtre. Le froid s’engouffre dans la cuisine. « Il va pleuvoir aujourd’hui. Mets ton manteau. »
J’ai claqué la porte en partant. Sur le chemin du lycée, les mots non dits tournaient dans ma tête comme une ritournelle triste. Pourquoi est-ce si difficile de dire « je t’aime » ? Est-ce une faiblesse ? Une honte ?
Au lycée, mes amies racontaient leurs disputes avec leurs parents, les cris, les réconciliations en larmes. Chez moi, il n’y avait ni cris ni larmes. Juste cette distance glacée, ces gestes muets qui voulaient tout dire mais ne disaient rien.
Un soir d’hiver, alors que je révisais pour le bac dans ma chambre, j’ai entendu mon père parler au téléphone avec ma grand-mère. Sa voix était basse, presque étranglée : « Camille travaille beaucoup… Je suis fier d’elle, tu sais… » J’ai senti mon cœur se serrer. Il ne me l’avait jamais dit à moi.
Les années ont passé. J’ai quitté Lyon pour faire mes études à Paris. Mon père m’a aidée à charger mes valises dans la voiture sans un mot sur le quai de la gare Part-Dieu. Avant de partir, il m’a tendu une boîte en carton : « C’est des madeleines… Pour quand tu auras le mal du pays. » J’ai failli pleurer.
À Paris, j’ai découvert un autre monde : des amis qui s’embrassent sans raison, des couples qui se disent « je t’aime » au téléphone comme on dit bonjour. J’enviais cette facilité à exprimer les sentiments. Moi, j’écrivais des lettres à mon père que je n’envoyais jamais.
Un jour, il m’a appelée : « Camille… Tu rentres pour Noël ? » Sa voix tremblait un peu. J’ai compris qu’il avait besoin de moi autant que j’avais besoin de lui.
À Noël, la maison sentait le vin chaud et la cannelle. Mon père avait décoré le sapin tout seul – une première – et préparé mon plat préféré : le gratin dauphinois. Il n’a rien dit quand il m’a serrée maladroitement dans ses bras à mon arrivée, mais j’ai senti ses mains trembler.
Après le dîner, alors que tout le monde dormait, je l’ai trouvé assis dans le salon, regardant de vieilles photos de famille. Je me suis assise à côté de lui.
— Papa… Pourquoi tu ne me dis jamais que tu m’aimes ?
Il a détourné les yeux vers la fenêtre noire.
— Je… Je ne sais pas comment faire. Chez nous, on ne disait pas ces choses-là.
— Mais moi j’en ai besoin.
Il a posé sa main sur la mienne. Un geste simple, mais chargé de tout ce qu’il n’arrivait pas à dire.
— Je suis désolé, Camille… Je t’aime plus que tout au monde.
Les larmes ont coulé sans bruit sur mes joues. Ce soir-là, j’ai compris que parfois l’amour se cache derrière des silences maladroits et des gestes timides. Mais il existe, puissant et fragile à la fois.
Aujourd’hui encore, il ne me le dit pas souvent. Mais chaque fois qu’il m’appelle pour savoir si je mange bien ou qu’il m’envoie une photo du chat endormi sur mon lit d’enfant, je sais qu’il m’aime.
Est-ce que vous aussi vous avez déjà attendu des mots qui ne venaient pas ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans jamais le dire ?