Le voyage de Camille : Au-delà du mirage du bonheur

« Tu ne comprends rien, Papa ! » Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Mon père, les bras croisés, me fixe avec ce regard fatigué qu’il a depuis la mort de Maman. Derrière lui, Claire, sa nouvelle femme, tente de se faire discrète, mais je sens son parfum envahir la pièce, un mélange entêtant de jasmin et de vanille qui me donne la nausée.

Je serre les poings. « Tu crois vraiment que tu peux remplacer Maman ? » Ma question claque dans l’air, cruelle. Claire baisse les yeux, mon père soupire. « Camille, il faut avancer… » Mais comment avancer quand tout en moi hurle encore le manque ?

Depuis ce jour de novembre où Maman est partie, rien n’a plus jamais été pareil. J’avais dix-sept ans, et soudain la maison à Nantes est devenue glaciale, pleine d’échos et de silences pesants. Papa s’est enfermé dans son travail à la mairie, moi dans mes études et mes sorties avec Julie et Thomas. Puis il y a eu Claire, arrivée comme une tempête douce, avec ses gâteaux faits maison et ses tentatives maladroites pour m’apprivoiser.

Je me souviens du premier dîner tous ensemble. Claire avait préparé un gratin dauphinois – le plat préféré de Maman. J’ai planté ma fourchette dans les pommes de terre sans rien dire, mais à l’intérieur, je hurlais. Comment osait-elle ? Papa n’a rien vu, ou n’a rien voulu voir. Il souriait, heureux de retrouver un semblant de normalité.

C’est à cette époque que j’ai rencontré Hugo. Il était en terminale dans le lycée voisin, drôle, charismatique, toujours entouré d’amis. Avec lui, j’avais l’impression d’exister à nouveau. Il me faisait rire, m’emmenait voir des films d’auteur au Katorza, m’offrait des roses volées dans les jardins publics. Je croyais avoir trouvé un refuge.

Mais très vite, j’ai compris que ce bonheur n’était qu’une illusion. Hugo était volage, insaisissable. Il disparaissait pendant des jours sans donner de nouvelles, puis revenait avec des excuses et des promesses creuses. Un soir d’hiver, alors que je l’attendais devant le café Le Nid, il n’est jamais venu. J’ai marché seule sous la pluie, le cœur en miettes.

À la maison, les tensions s’accumulaient. Claire essayait d’organiser des week-ends en famille – balades à Pornic, pique-niques sur l’île de Versailles – mais je sabotais tout par mon silence ou mes sarcasmes. Papa me reprochait mon ingratitude ; moi je lui reprochais d’avoir tourné la page trop vite.

Un soir, après une dispute particulièrement violente avec Claire (« Tu ne seras jamais ma mère ! »), je me suis enfermée dans ma chambre et j’ai fouillé dans les affaires de Maman. J’ai retrouvé son journal intime, caché sous une pile de vieux foulards. En le lisant, j’ai découvert une femme bien différente de celle que j’idolâtrais : ses doutes, ses peurs, sa solitude parfois face à mon père. J’ai compris qu’elle aussi avait cherché le bonheur sans jamais vraiment le trouver.

Cette révélation a été un choc. Toute ma colère s’est fissurée ; à sa place est venue une immense tristesse. J’ai pleuré toute la nuit en relisant ses mots : « Le bonheur n’est pas un état permanent. Il faut apprendre à aimer les fragments de lumière dans l’ombre. »

Peu à peu, j’ai commencé à changer. J’ai accepté d’aller voir une psychologue du lycée – Madame Lefèvre – qui m’a aidée à mettre des mots sur ma douleur. J’ai renoué timidement le dialogue avec Claire. Un après-midi pluvieux, alors que nous préparions un gâteau au chocolat ensemble (la recette de Maman), elle m’a confié : « Je ne veux pas prendre sa place. Je veux juste être là pour toi si tu en as envie. » Pour la première fois, j’ai vu ses mains trembler.

Avec Papa aussi, les choses ont évolué. Un dimanche matin sur le marché de Talensac, il m’a pris la main : « Je t’aime, Camille. Je sais que j’ai fait des erreurs… Mais je veux qu’on avance ensemble. » J’ai senti ses doigts serrer les miens plus fort qu’avant.

Quant à Hugo… J’ai fini par comprendre qu’il ne m’aimait pas vraiment – ou du moins pas comme j’en avais besoin. J’ai rompu un soir de juin, sur les bords de l’Erdre où nous avions l’habitude de nous promener. Il a haussé les épaules : « Tu trouveras mieux que moi. » Et pour une fois, je l’ai cru.

Aujourd’hui, deux ans ont passé. Je vis à Rennes pour mes études de lettres modernes. J’ai rencontré des gens formidables – Léa, qui partage ma passion pour la poésie ; Mehdi, qui me fait découvrir la musique bretonne ; et même Claire et Papa viennent parfois me rendre visite.

Mais il y a toujours des soirs où le manque me saisit à la gorge. Où je repense à Maman, à tout ce qui aurait pu être différent si elle était encore là. Pourtant, je sais maintenant que le bonheur n’est pas un mirage – c’est une succession d’instants fragiles qu’il faut apprendre à reconnaître et à chérir.

Parfois je me demande : combien sommes-nous à courir après une idée fausse du bonheur ? À croire qu’il suffit d’aimer ou d’être aimé pour combler tous nos manques ? Et vous… avez-vous déjà confondu l’illusion du bonheur avec sa réalité ?