Le vieux barbecue de Monsieur Dupuis : une leçon sur la cupidité et la perte

— Non, Pierre, je ne peux pas te prêter mon barbecue.

La voix de Monsieur Dupuis claqua dans la cour comme un coup de tonnerre. Je restai là, la main encore tendue, un sourire gêné figé sur le visage. Autour de nous, les volets clos de la rue des Lilas semblaient écouter, complices silencieux de notre malaise. Je n’aurais jamais cru que demander à emprunter un vieux barbecue, rouillé et bancal, puisse provoquer une telle tension.

— Mais pourquoi ? Il ne te sert jamais, tu l’as laissé tout l’hiver sous la pluie…

Il détourna les yeux, serrant les bras contre sa poitrine. Un silence pesant s’installa. J’entendais au loin les cris des enfants qui jouaient dans le parc, insouciants, alors que moi, adulte, je me sentais rejeté comme un gamin puni.

— Ce n’est pas une question d’usage, Pierre. C’est… c’est à moi, voilà tout.

Sa voix tremblait à peine, mais je sentais une barrière invisible, infranchissable. Je hochai la tête, tentant de masquer ma vexation, et rentrai chez moi, claquant la porte un peu trop fort.

Le soir, à table, je racontai l’histoire à ma femme, Claire. Elle haussa les épaules, l’air fatigué :

— Tu sais comment il est, ce vieux grincheux. Laisse tomber, on fera sans.

Mais je n’arrivais pas à digérer l’affront. Toute la nuit, je ressassai la scène, imaginant mille répliques cinglantes, mille façons de lui prouver que j’avais raison. Le lendemain matin, en ouvrant mes volets, je vis Monsieur Dupuis dans son jardin, penché sur son barbecue, le nettoyant avec un soin maniaque. J’eus un pincement au cœur, un mélange de colère et d’incompréhension. Pourquoi ce barbecue comptait-il tant pour lui ?

Les jours passèrent, et la tension s’installa dans la rue. Les voisins, d’habitude si bavards, semblaient éviter mon regard. J’appris par Madame Lefèvre, la concierge, que Monsieur Dupuis avait raconté à qui voulait l’entendre que j’avais tenté de le forcer à me prêter son bien. La rumeur enfla, déformée, et bientôt, je devins « le voisin envieux », celui qui voulait s’approprier ce qui ne lui appartenait pas.

Un dimanche, alors que je sortais les poubelles, j’aperçus Monsieur Dupuis assis sur son banc, l’air fatigué. Je m’approchai, hésitant.

— Monsieur Dupuis… Je… Je voulais m’excuser si je vous ai blessé l’autre jour.

Il leva vers moi un regard triste, presque éteint.

— Ce n’est pas toi, Pierre. C’est moi. Ce barbecue… il appartenait à mon fils. Il est parti il y a dix ans, après une dispute. Depuis, je le garde, comme un souvenir. Je sais que c’est idiot, mais…

Sa voix se brisa. Je restai pétrifié, honteux de ma colère, de ma jalousie. Tout ce temps, j’avais vu en lui un vieil homme avare, alors qu’il portait en lui une douleur que je n’avais même pas soupçonnée.

Je rentrai chez moi, bouleversé. Claire me regarda, inquiète.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Je lui racontai tout, la gorge serrée. Elle posa sa main sur la mienne.

— Tu vois, parfois on juge trop vite. On croit que les gens sont égoïstes, alors qu’ils sont juste blessés.

Cette nuit-là, je ne dormis pas. Je repensai à toutes les fois où j’avais laissé la jalousie, l’envie, guider mes actes. À toutes les occasions manquées de tendre la main, d’écouter vraiment. Le lendemain, j’achetai un petit barbecue neuf et l’apportai à Monsieur Dupuis.

— Tenez, c’est pour vous. Peut-être qu’un jour, on pourra faire une grillade ensemble…

Il sourit, les yeux embués de larmes. Pour la première fois depuis longtemps, j’eus l’impression d’avoir fait quelque chose de juste.

Aujourd’hui, chaque fois que je passe devant la maison de Monsieur Dupuis, je repense à cette histoire. À quel point la cupidité, même la plus banale, peut détruire plus que des relations : elle peut nous priver de ce qui compte vraiment.

Et vous, combien de fois avez-vous laissé l’envie ou la jalousie vous éloigner des autres ? Est-ce que ça en valait vraiment la peine ?