Le soleil pour d’autres vies : L’histoire de la petite Élodie et du dernier adieu

« Maman, pourquoi tu pleures ? » La voix fluette d’Élodie résonne encore dans ma tête, même si elle n’est plus là pour me poser la question. Ce matin-là, la lumière blafarde de l’hôpital Édouard-Herriot filtrait à peine à travers les stores. Je serrais sa petite main chaude, si fragile, si vivante encore. Autour de nous, le silence était pesant, seulement troublé par le bip régulier des machines et les pas feutrés des infirmières.

Je n’avais jamais imaginé que la vie pouvait basculer aussi vite. Il y a trois jours à peine, Élodie courait dans le parc de la Tête d’Or avec son doudou lapin, riant aux éclats sous le regard attendri de son père, Antoine. Puis il y a eu ce chauffard, ce bruit sourd, ce cri… et tout s’est effondré. Depuis, je vis dans un cauchemar éveillé.

Antoine n’a pas quitté la salle d’attente depuis l’accident. Il refuse de voir Élodie ainsi, branchée à des machines, son petit corps immobile. Moi, je ne peux pas partir. Je veux être là pour elle jusqu’au bout. Les médecins sont venus plusieurs fois, leurs visages graves, leurs mots mesurés : « Il n’y a plus d’activité cérébrale… » J’ai hurlé intérieurement. Comment accepter l’inacceptable ?

Ce matin-là, le professeur Morel est entré dans la chambre avec une pudeur infinie. Il s’est assis près de moi, a pris ma main dans la sienne. « Madame Lefèvre… Je sais que c’est insupportable. Mais il existe une possibilité… Les organes d’Élodie pourraient sauver d’autres enfants. » J’ai cru m’effondrer. Comment penser à autre chose qu’à ma propre douleur ?

Antoine a refusé net. « Non ! On ne touche pas à notre fille ! » Sa voix tremblait de rage et de désespoir. Mais moi… Moi, j’ai vu le visage d’Élodie, sa générosité déjà immense malgré ses deux ans. Elle aurait voulu aider les autres, j’en suis sûre. J’ai passé la nuit à pleurer, à parler à Élodie comme si elle pouvait encore m’entendre.

« Ma chérie… Est-ce que je fais le bon choix ? Est-ce que tu me pardonnes ? » Le matin venu, j’ai signé les papiers. Antoine est parti en claquant la porte. Je suis restée seule avec elle.

Les infirmières sont venues, discrètes et bienveillantes. L’une d’elles a commencé à fredonner « Au clair de la lune », la berceuse préférée d’Élodie. Je me suis penchée sur elle, j’ai respiré une dernière fois son odeur de bébé, j’ai embrassé son front glacé. « Tu es mon soleil, mon amour… »

Après le prélèvement, le vide s’est installé. J’ai erré dans l’appartement silencieux, les jouets d’Élodie éparpillés partout comme des souvenirs douloureux. Antoine ne me parlait plus. Il m’accusait du regard, muré dans sa colère et sa tristesse.

Les semaines ont passé. Un jour, j’ai reçu une lettre de l’hôpital : « Grâce au don d’Élodie, trois enfants ont pu être sauvés… » J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai ressenti une forme de paix.

Un soir d’automne, Antoine est revenu. Il s’est assis en face de moi dans la cuisine, les yeux rougis :
— Tu crois qu’elle nous en veut ?
— Non… Je crois qu’elle est fière de nous.

Nous avons pleuré ensemble pour la première fois depuis l’accident. Petit à petit, nous avons réappris à vivre avec l’absence d’Élodie et la présence invisible de ceux qu’elle avait sauvés.

Aujourd’hui, chaque rayon de soleil me rappelle son sourire. Parfois je me demande : aurais-je eu ce courage si je n’avais pas été sa mère ? Est-ce que le don d’organes est un acte égoïste ou le plus grand des partages ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?