Le silence en moi : Comment j’ai survécu au cancer et à la trahison de ma famille
« Tu n’as qu’à te débrouiller, Catherine. On ne peut pas tout porter pour toi. »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et tranchante, alors que je suis assise sur le lit d’hôpital, la perfusion plantée dans mon bras. Je regarde la fenêtre, la pluie qui tambourine sur les vitres du CHU de Nantes, et je me demande comment j’en suis arrivée là. J’ai 38 ans, un cancer du sein diagnostiqué il y a trois semaines, et plus personne à qui parler.
Tout a commencé un matin de février. Je me souviens du froid mordant, du café brûlant entre mes mains, et de cette boule étrange sous ma peau. J’ai d’abord cru à une bêtise, un kyste peut-être. Mais le médecin généraliste, Madame Lefèvre, n’a pas souri. Elle a pris ma main : « Catherine, il faut faire des examens complémentaires. »
Les jours suivants se sont enchaînés comme dans un brouillard : mammographie, biopsie, attente interminable. Puis ce coup de fil : « Madame Martin, c’est bien un carcinome. » Le mot est tombé comme une sentence. J’ai appelé ma mère, mon frère Julien, ma sœur Claire. Je croyais qu’ils viendraient tout de suite, qu’ils me serreraient dans leurs bras.
Mais la réalité a été tout autre.
« Tu dramatises toujours tout », a soupiré Claire au téléphone. Julien n’a même pas décroché. Ma mère est venue une fois, les bras croisés sur sa poitrine, le visage fermé : « Tu sais bien que ton père n’aurait pas supporté ça. » Mon père est mort il y a dix ans d’un infarctus. Depuis, notre famille s’est fissurée sans qu’on ose le dire.
La première chimio a été un enfer. Les nausées, la fatigue, la peur. Je me suis retrouvée seule dans cette chambre blanche, à fixer le plafond, à écouter le silence qui hurlait en moi. Les infirmières passaient en coup de vent : « Ça va, madame Martin ? » Je répondais toujours oui, même quand j’avais envie de hurler.
Un soir, alors que je venais de vomir pour la troisième fois, j’ai envoyé un message à Claire : « J’ai besoin de toi. » Sa réponse est arrivée deux heures plus tard : « Je ne peux pas venir, j’ai les enfants et le boulot. » J’ai compris ce soir-là que je ne pouvais compter que sur moi-même.
Les semaines ont passé. J’ai perdu mes cheveux, mes cils, mes sourcils. Mon reflet dans la glace me faisait peur. Un jour, à la pharmacie du quartier, Madame Dupuis m’a regardée avec pitié : « Vous êtes bien courageuse… » Je n’ai rien répondu. Je ne voulais pas de compassion.
Mais la solitude me rongeait. Je passais des heures à fixer mon téléphone, espérant un message de Julien ou de ma mère. Rien. Même pas pour mon anniversaire.
Un matin d’avril, alors que je sortais de l’hôpital après une séance de radiothérapie, j’ai croisé Lucie, une ancienne collègue du lycée où j’enseignais le français avant d’être arrêtée pour maladie. Elle m’a reconnue malgré mon foulard coloré :
— Catherine ? C’est toi ?
— Oui…
— Oh mon Dieu… Tu veux qu’on prenne un café ?
J’ai hésité puis accepté. Ce fut la première fois depuis des mois que quelqu’un me regardait sans détourner les yeux. Lucie a écouté mon histoire sans juger, sans donner de conseils inutiles. Elle m’a parlé de ses propres galères — son divorce difficile, son fils adolescent en crise — et j’ai compris que chacun porte sa croix.
Grâce à elle, j’ai commencé à sortir un peu plus. Nous allions marcher sur les bords de l’Erdre ou boire un chocolat chaud au Café du Passage Pommeraye. Petit à petit, j’ai repris goût à la vie.
Mais la douleur familiale restait là, comme une plaie ouverte. Un jour où je me sentais assez forte, j’ai appelé Julien :
— Pourquoi tu ne viens jamais me voir ?
— Catherine… J’sais pas quoi te dire… C’est trop dur pour moi…
— Trop dur pour toi ? Et moi alors ?
Il a raccroché sans répondre.
J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement pour la maladie ou la solitude, mais pour tout ce qui s’était brisé entre nous sans qu’on sache comment recoller les morceaux.
L’été est arrivé avec ses promesses de lumière. Mon oncologue m’a annoncé que les traitements avaient fonctionné : « Vous êtes en rémission, Catherine ! » J’aurais dû sauter de joie mais je me sentais vide.
J’ai décidé d’aller voir ma mère à Angers. Elle m’a ouvert la porte sans sourire :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Te parler…
— Je n’ai rien à dire.
Je me suis assise dans le salon où rien n’avait changé depuis l’enfance — les rideaux fleuris, la photo jaunie de mon père sur le buffet.
— Pourquoi tu m’as laissée seule ?
— Parce que je ne supporte pas la faiblesse… Parce que ça me rappelle ton père…
Elle a éclaté en sanglots pour la première fois depuis des années. J’ai compris alors que chacun fait ce qu’il peut avec ses propres blessures.
Aujourd’hui, je vis seule dans mon petit appartement à Nantes. Je reprends doucement le travail au lycée. Lucie est devenue une amie précieuse et j’apprends à reconstruire des liens autrement.
Parfois je repense à tout ce silence qui m’a entourée pendant la maladie — ce silence qui m’a fait mal mais qui m’a aussi permis d’écouter enfin qui je suis vraiment.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont abandonnés ? Ou faut-il simplement apprendre à avancer avec nos cicatrices ? Qu’en pensez-vous ?