Le secret de Leïla : Entre gratitude et culpabilité, une mère au cœur du mensonge
— Maman, promets-moi… promets-moi que tu ne diras rien à Admir. Il ne doit jamais savoir.
La voix de Leïla tremble à l’autre bout du fil. Je serre le combiné contre mon oreille, le cœur serré, les yeux fixés sur la table de la cuisine où s’étalent les billets qu’elle vient de m’envoyer. Encore une fois, elle a tenu parole. Chaque mois, sans faute, elle trouve un moyen de m’aider. Mais à quel prix ?
Je regarde autour de moi : le frigo vide, les placards presque nus, la lumière blafarde qui tombe sur la nappe élimée. Je devrais me sentir soulagée, reconnaissante même. Mais ce sentiment d’inconfort ne me quitte pas. Je vis dans le mensonge, et je traîne Leïla avec moi dans cette dissimulation.
— Tu sais bien que je n’aime pas ça, ma chérie…
— S’il te plaît, maman. Admir ne comprendrait pas. Il pense qu’on doit apprendre à se débrouiller seules, que c’est comme ça qu’on devient fortes…
Je soupire. Admir, son mari depuis trois ans, est un homme fier, trop fier parfois. Il a grandi dans une famille où demander de l’aide était une honte. Pour lui, l’indépendance est sacrée. Mais il ne sait rien de nos difficultés, de mes nuits blanches à compter les centimes pour payer le loyer, de mes repas sautés pour que mon petit-fils ait assez à manger quand ils viennent.
Leïla a toujours été mon rayon de soleil. Petite, elle courait dans les allées du marché de Saint-Denis en riant, tenant ma main si fort que j’avais l’impression d’être invincible. Aujourd’hui, elle vit à Lyon avec Admir et leur fils Yanis. Elle travaille comme infirmière de nuit ; elle ne dort presque jamais. Et malgré tout, elle trouve le moyen de m’envoyer cent cinquante euros chaque mois.
Je me souviens du jour où tout a basculé. Mon mari est parti sans un mot, emportant avec lui nos dernières économies. J’ai dû quitter notre appartement pour ce petit studio humide en banlieue parisienne. Depuis, je survis avec ma retraite minuscule et quelques heures de ménage chez Madame Dupuis, une vieille dame acariâtre qui ne me laisse jamais oublier que je ne suis « qu’une aide ».
Un soir, alors que je rangeais les courses que Leïla m’avait apportées en cachette, Admir est arrivé à l’improviste. Il a posé son regard perçant sur les sacs remplis de fruits frais et de viande — des choses que je ne peux jamais m’offrir.
— Maman, tu as gagné au loto ?
J’ai senti le rouge me monter aux joues.
— Non… c’est juste… une petite prime de la mairie pour les anciens combattants…
Il a haussé un sourcil mais n’a rien dit. Ce soir-là, j’ai compris à quel point ce secret était lourd à porter.
Les semaines passent et la culpabilité me ronge. J’évite le regard des voisins quand je vais chercher l’argent à La Poste. Je mens à Madame Dupuis quand elle me demande comment je fais pour tenir le coup avec si peu. Parfois, je me surprends à rêver d’une vie où je pourrais tout dire à Admir, où Leïla n’aurait plus besoin de se cacher.
Mais la réalité me rattrape toujours. Un matin d’hiver glacial, alors que je compte les pièces pour acheter du pain, mon téléphone vibre.
— Maman…
La voix de Leïla est brisée par les sanglots.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Admir a trouvé les relevés bancaires… Il sait tout.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Je sens la panique monter.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il est furieux… Il dit que je l’ai trahi, que je n’ai pas confiance en lui… Il ne comprend pas pourquoi je t’aide alors qu’on a aussi du mal à joindre les deux bouts ici.
Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien. Mais je suis impuissante.
Les jours suivants sont un enfer pour Leïla. Admir ne lui adresse plus la parole. Il claque les portes, sort tard le soir sans prévenir. Yanis pleure souvent ; il sent la tension dans l’air.
Un dimanche après-midi, Leïla frappe à ma porte avec Yanis dans les bras. Ses yeux sont cernés, son visage fermé.
— Je ne peux plus continuer comme ça, maman… J’ai tout perdu : sa confiance, ma tranquillité…
Je la serre contre moi aussi fort que je peux.
— Tu n’as rien perdu, ma fille. Tu as fait ce que tu pensais juste…
Mais au fond de moi, je doute. Ai-je eu raison d’accepter cet argent ? N’aurais-je pas dû affronter seule mes difficultés ?
Quelques semaines plus tard, Admir accepte enfin de parler à Leïla. Ils viennent tous les deux chez moi pour « mettre les choses à plat ».
— Madame Besson — il m’appelle toujours par mon nom de famille — pourquoi ne pas m’avoir dit que vous aviez besoin d’aide ?
Je baisse les yeux.
— Par fierté… par honte aussi. Je ne voulais pas être un poids pour vous.
Il soupire longuement.
— On aurait pu trouver une solution ensemble…
Le silence s’installe. Puis Leïla prend ma main.
— On est une famille, maman. On doit arrêter de se cacher des choses.
Depuis ce jour-là, rien n’a vraiment été comme avant. Mais petit à petit, nous avons appris à parler vrai — même si c’est douloureux parfois. Admir a accepté que Leïla continue à m’aider, mais désormais tout se fait au grand jour. Et moi, j’essaie d’accepter cette main tendue sans honte.
Parfois, le soir, seule dans ma cuisine silencieuse, je repense à tout cela : Combien de familles vivent ainsi dans le secret et la peur du jugement ? Est-ce vraiment un crime d’accepter l’aide de ses enfants ? Peut-on être fier et vulnérable à la fois ? Qu’en pensez-vous ?