Le parfum du savon ordinaire : l’histoire de mon émancipation
« Tu n’as pas le droit de faire ça, Camille ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du tiroir, les jointures blanches, le regard fixé sur la vaisselle qui s’empile dans l’évier. L’odeur du savon de Marseille flotte dans l’air, familière, presque rassurante, mais ce soir, elle me donne la nausée.
Guillaume est assis à la table, les mains croisées, le visage fermé. Mon père, lui, tourne en rond, incapable de soutenir mon regard. Je viens de leur annoncer que je ne veux plus me marier. Pas avec Guillaume, pas maintenant, peut-être jamais. Le silence s’est abattu sur la pièce comme une chape de plomb.
« Camille, tu réalises ce que tu fais ? » souffle mon père, la voix tremblante. Je hoche la tête, incapable de parler. Je sens la colère de ma mère monter, prête à exploser. « Tu veux vraiment jeter à la poubelle tout ce qu’on a construit ? Tu veux humilier la famille devant tout le village ? »
Je ferme les yeux. Je revois les dimanches chez mes grands-parents à Chartres, les repas interminables où l’on me demandait toujours : « Alors, Camille, quand est-ce que tu nous présentes un garçon sérieux ? » Guillaume cochait toutes les cases : ingénieur, poli, issu d’une bonne famille. Mais chaque fois que je posais la tête sur son épaule, je sentais ce parfum de savon ordinaire, propre, rassurant… et terriblement fade.
Je n’ai jamais osé leur dire que je rêvais d’autre chose. Que j’étouffais dans cette vie toute tracée, dans ce rôle de future épouse modèle. Que j’avais envie de partir, de voyager, d’écrire, de me tromper, de tomber amoureuse pour de vrai. Mais ce soir, tout est sorti. J’ai dit non. J’ai dit stop.
Guillaume se lève brusquement. « Je ne comprends pas, Camille. On avait tout prévu. L’appartement à Tours, le mariage à la mairie, la fête au domaine de tes parents… Tu me fais passer pour un imbécile ! »
Je sens les larmes monter, mais je refuse de pleurer devant eux. « Je suis désolée, Guillaume. Je ne peux pas continuer à faire semblant. »
Ma mère éclate : « Tu es égoïste ! Tu ne penses qu’à toi ! Et nous, tu y as pensé ? À ta sœur qui rêvait d’être demoiselle d’honneur ? À ton père qui a déjà payé la salle ? »
Je voudrais leur crier que je me suis oubliée depuis des années. Que j’ai accepté sans broncher les compromis, les petits renoncements, les rêves mis de côté. Mais je n’ai plus la force. Je prends mon sac et je sors, claquant la porte derrière moi.
Dehors, la nuit est froide. Je marche sans but dans les rues de la petite ville, les lampadaires dessinant des ombres sur les pavés. Mon téléphone vibre : un message de ma sœur, Élodie. « Tu fais n’importe quoi. Papa pleure. » Je m’arrête sur un banc, le souffle court. Je n’ai jamais vu mon père pleurer. Je me sens coupable, monstrueuse. Mais au fond de moi, une petite voix me souffle que j’ai bien fait.
Les jours suivants sont un enfer. Ma mère ne me parle plus. Mon père m’évite. Guillaume a rendu la bague. Les voisins chuchotent sur mon passage. À la boulangerie, Madame Lefèvre me lance un regard désapprobateur. « On ne fait pas ça, ma petite. On ne brise pas un cœur comme ça. »
Je m’enferme dans ma chambre d’enfant, entourée de posters délavés et de livres lus mille fois. Je relis les lettres que j’écrivais adolescente, où je rêvais de Paris, de théâtre, de liberté. Où est passée cette fille ?
Un soir, Élodie frappe à ma porte. Elle entre sans attendre ma réponse. « Tu comptes rester là combien de temps à te morfondre ? »
Je hausse les épaules. « Je ne sais pas. Jusqu’à ce que tout le monde m’oublie. »
Elle s’assoit à côté de moi. « Tu sais, maman n’a jamais eu le courage de faire ce que tu viens de faire. Elle a épousé papa parce que c’était la solution la plus simple. Elle t’en veut parce que tu as osé dire non. »
Je la regarde, surprise. « Tu crois ? »
Élodie sourit tristement. « Je crois qu’elle t’admire autant qu’elle te déteste en ce moment. »
Ses mots me réchauffent un peu. Peut-être que je ne suis pas la seule à étouffer sous le poids des traditions familiales. Peut-être que mon geste, aussi brutal soit-il, ouvrira une brèche.
Les semaines passent. Je trouve un petit boulot dans une librairie du centre-ville. Je croise parfois Guillaume, qui m’évite du regard. Ma mère recommence à me parler, à voix basse, comme si elle avait honte de notre complicité retrouvée. Un jour, elle me tend une enveloppe. Dedans, une vieille photo d’elle, jeune, sur une plage de Bretagne. Au dos, quelques mots griffonnés : « N’oublie jamais qui tu es. »
Je comprends alors que ma mère aussi a eu des rêves. Qu’elle a fait des choix pour survivre, pour s’adapter. Mais moi, j’ai encore le temps de choisir autrement.
Un matin, je décide de partir à Paris. Je prends le train avec une valise et un carnet vierge. Sur le quai, mon père me serre dans ses bras, maladroitement. « Prends soin de toi, ma fille. »
Je sens l’odeur du savon ordinaire sur sa veste, mais cette fois, elle ne me dérange plus. Elle me rappelle d’où je viens, mais ne m’empêche plus d’avancer.
Aujourd’hui, je vis dans un petit studio sous les toits. Je travaille dans un théâtre, je rencontre des gens passionnés, je me découvre chaque jour un peu plus. Parfois, la solitude me pèse, mais je ne regrette rien.
Est-ce que j’ai eu raison de tout quitter ? Est-ce que la liberté vaut vraiment la peine d’être payée si cher ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?