Le jour où tout a basculé entre les rayons du Monoprix
— Madame, votre carte ne passe pas. Vous en avez une autre ?
Je sens les regards se tourner vers moi. Mon cœur bat plus vite. Je fouille dans mon sac, mes mains tremblent. Où est mon portefeuille ? Je l’avais pourtant ce matin, posé sur la commode en partant. Je le revois encore, rouge grenat, usé sur les bords, cadeau de mon défunt mari Henri. Je fouille, retourne mon sac, vide mes mouchoirs, mes clés, mes médicaments. Rien. La caissière, une jeune femme aux cheveux courts, me regarde avec une pointe d’agacement.
— Je suis désolée… Il doit être là…
Derrière moi, la file s’allonge. Un homme soupire bruyamment. Une mère murmure à son fils : « On va être en retard chez mamie. » Je sens la chaleur monter à mes joues. Je bredouille :
— Je… Je vais chercher dans mes poches…
Mais je sais déjà que c’est inutile. Mon portefeuille a disparu. Peut-être volé ? Peut-être oublié sur un banc ? Je me sens soudain très vieille, très seule. J’entends la caissière appeler le responsable.
— Monsieur Lefèvre ? On a un souci ici…
Il arrive, costume mal ajusté, sourire crispé.
— Tout va bien, madame ?
Je tente de garder contenance.
— On m’a volé mon portefeuille… Ou alors je l’ai perdu… Je ne comprends pas…
Il soupire, regarde la file qui s’impatiente.
— On va devoir mettre vos courses de côté, madame. Vous pouvez revenir quand vous aurez retrouvé votre moyen de paiement.
Je sens l’humiliation me submerger. J’ai l’impression d’être une enfant prise en faute. Je bredouille encore :
— Mais… J’ai besoin de ces courses… J’habite seule…
Une jeune femme derrière moi intervient :
— Ce n’est pas possible de l’aider ? Elle pourrait laisser son nom, revenir payer demain ?
Le responsable secoue la tête.
— Désolé, c’est la procédure.
Je sens mes jambes fléchir. Une sueur froide coule dans mon dos. D’un coup, tout tourne autour de moi. Les néons me brûlent les yeux. J’entends des voix lointaines :
— Madame ? Madame !
Je m’effondre.
Quand je reprends connaissance, je suis allongée sur le sol froid du Monoprix. Autour de moi, des visages inquiets. Un jeune homme tient ma main.
— Restez avec nous, madame. Les pompiers arrivent.
J’entends la sirène au loin. Les clients me regardent comme une bête curieuse. Certains filment avec leur téléphone. J’ai honte, terriblement honte.
Les pompiers arrivent, me parlent doucement.
— Vous avez fait un malaise vagal, madame. Vous avez mangé ce matin ?
Je hoche la tête. Oui, un café et une biscotte. Mais ce n’est pas la faim qui m’a fait tomber, c’est la honte, la peur d’être vue comme une vieille folle incapable de payer ses courses.
La police arrive aussi. On me pose des questions :
— Avez-vous vu quelqu’un rôder près de vous ? Avez-vous été bousculée ?
Je ne sais plus. Tout se mélange dans ma tête.
On me propose de m’emmener à l’hôpital. Je refuse. Je veux juste rentrer chez moi. Une jeune femme – celle qui avait plaidé pour moi à la caisse – insiste pour m’accompagner.
— Je m’appelle Camille. Je vais vous raccompagner et vous aider à faire opposition sur vos cartes.
Dans le taxi qu’elle paie pour moi, je fonds en larmes.
— Je n’ai plus personne… Ma fille vit à Lyon et ne vient jamais… Mon fils ne me parle plus depuis des années…
Camille serre ma main.
— Vous n’êtes pas seule aujourd’hui.
Arrivées chez moi, elle prépare du thé pendant que j’appelle ma banque. Elle range mes courses – celles qu’elle a payées pour moi sans rien dire à personne. Elle reste jusqu’à ce que je me calme.
Le soir venu, je repense à cette journée absurde et cruelle. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi est-ce si difficile d’être vieux en France aujourd’hui ? Pourquoi le moindre incident devient-il une humiliation publique ?
J’écris ces lignes pour ne pas oublier ce sentiment d’injustice et de solitude qui m’a submergée ce jour-là entre les rayons du Monoprix. Mais aussi pour me souvenir du geste de Camille – une inconnue qui a tendu la main quand tout le monde détournait les yeux.
Est-ce que cela vous est déjà arrivé d’être jugé trop vite ? De vous sentir invisible ou indésirable dans votre propre pays ? Peut-on encore espérer un peu de bienveillance dans ce monde pressé ?