Le don qui a bouleversé deux vies : Journal d’une infirmière française
— Tu es complètement folle, Camille ! Tu penses vraiment que tu peux sauver tout le monde ?
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante, presque cruelle. Je suis debout dans la cuisine de mon petit appartement lyonnais, les mains tremblantes autour d’une tasse de thé froid. Il est 22h, la ville bruisse derrière mes fenêtres, mais tout mon univers s’est rétréci à cette décision : donner un rein à Hugo, dix ans, hospitalisé depuis des mois à l’Hôpital Femme Mère Enfant. Je suis infirmière depuis huit ans, j’ai vu tant de souffrance, tant d’enfants partir trop tôt. Mais Hugo… Hugo m’a touchée comme aucun autre.
Je me souviens du premier jour où je l’ai rencontré. Il était allongé dans son lit, les yeux cernés mais brillants d’intelligence. Sa mère, Élodie, pleurait en silence à côté de lui. Les médecins venaient d’annoncer que ni elle ni son mari n’étaient compatibles pour une greffe. J’ai senti une colère sourde monter en moi contre l’injustice du sort. Pourquoi ce petit garçon devait-il attendre, souffrir, alors que tant de gens pouvaient vivre avec un seul rein ?
La nuit suivante, je n’ai pas dormi. J’ai pensé à mon propre frère, Paul, mort à 14 ans d’une leucémie. J’ai pensé à la douleur de mes parents, à la mienne. Et j’ai su que je ne pourrais pas détourner le regard.
Le lendemain, j’ai demandé à faire les tests de compatibilité. Personne ne l’a su au début. Mais quand les résultats sont tombés — j’étais compatible — tout s’est accéléré. Le chef de service m’a convoquée :
— Camille, tu es sûre de toi ? Ce n’est pas rien…
J’ai hoché la tête. Mais au fond de moi, la peur grandissait. Peur de l’opération, peur des complications, peur de regretter…
Quand j’ai annoncé ma décision à ma famille, le drame a éclaté. Ma mère s’est effondrée :
— Après Paul… Tu veux vraiment prendre ce risque ? Et si tu avais besoin de ce rein un jour ? Tu penses à nous ?
Mon père est resté silencieux, le regard perdu dans le vide. Ma sœur a crié :
— Tu fais ça pour te racheter ? Pour remplacer Paul ?
Je me suis sentie seule comme jamais. Pourtant, au travail, certains collègues m’ont soutenue. Claire, mon amie aide-soignante, m’a serrée dans ses bras :
— Tu es courageuse. Mais pense aussi à toi.
Les jours ont passé dans une tension insoutenable. Je voyais Hugo décliner. Sa mère me regardait avec une gratitude muette et une peur immense. Un soir, elle m’a prise à part dans le couloir :
— Camille… Pourquoi vous faites ça ? Vous ne nous devez rien…
J’ai répondu sans réfléchir :
— Parce que je ne veux plus voir un enfant mourir si je peux l’empêcher.
L’opération a été fixée au 12 mars. La veille, j’ai écrit une lettre à mes parents : « Je sais que vous avez peur pour moi. Mais je ne peux pas vivre en sachant que j’aurais pu sauver Hugo et que je ne l’ai pas fait. »
Le matin de l’opération, j’étais terrorisée. Dans la salle d’attente, j’ai serré la main d’Hugo qui souriait faiblement :
— Merci Camille… Je veux juste rejouer au foot avec mes copains.
Quand je me suis réveillée après l’opération, tout était flou. Ma mère était là, les yeux rouges mais elle m’a pris la main :
— Tu es vivante… Tu es là…
J’ai pleuré comme une enfant.
Hugo s’est remis vite. Deux semaines plus tard, il courait déjà dans les couloirs du service pédiatrique. Sa mère m’a embrassée en pleurant :
— Vous êtes notre miracle.
Mais tout n’était pas réglé pour moi. J’étais fatiguée, vidée physiquement et moralement. Certains amis se sont éloignés, incapables de comprendre mon choix. À la maison, le silence s’est installé entre ma sœur et moi.
Un soir d’été, alors que je marchais sur les quais du Rhône avec Claire, elle m’a demandé :
— Tu regrettes ?
J’ai regardé les lumières danser sur l’eau et j’ai murmuré :
— Non… Mais parfois je me demande si j’ai eu raison de bouleverser autant de vies autour de moi.
Aujourd’hui encore, je me pose mille questions. Ai-je été égoïste ou altruiste ? Est-ce qu’on peut vraiment sauver quelqu’un sans se perdre un peu soi-même ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?