Le Dîner de la Discorde : Un Noël pas comme les autres
« Tu ne comprends donc pas, Julien ? Je ne veux pas de ta famille ici ! »
La voix de Claire résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je suis là, debout dans l’entrée, mon manteau encore sur les épaules, figée par la tension qui emplit l’appartement. Julien baisse les yeux, mal à l’aise, alors que je serre fort la main de ma fille, Lucie. Je n’aurais jamais cru que notre premier Noël loin de chez nos parents commencerait ainsi.
Depuis toujours, c’est chez Maman et Papa que nous fêtons Noël. Maman passe des jours à préparer la dinde, les bûches, les petits sablés que Lucie adore. Après le repas, elle remplit des boîtes pour chacun de nous : moi, Julien, et même pour Claire, qui pourtant ne mange jamais rien. Mais cette année, tout a changé. Papa est tombé malade en novembre. Maman n’a plus la force d’organiser quoi que ce soit. Julien a proposé qu’on se retrouve chez lui à Lyon. J’ai accepté sans hésiter. Mais Claire…
« Tu sais très bien que ta mère ne m’a jamais acceptée ! » crie-t-elle encore. Je sens la colère monter en moi. Pourquoi faut-il toujours qu’elle ramène tout à elle ?
Julien tente de calmer le jeu : « Claire, c’est juste pour cette année. Maman est fatiguée… »
Elle le coupe net : « Et alors ? On n’a qu’à aller au restaurant ! »
Je n’en peux plus. Je pose mon sac avec fracas. « Claire, tu pourrais faire un effort pour une fois ! Ce n’est pas facile pour personne ! »
Elle me fusille du regard. « Facile à dire pour toi ! Tu n’as jamais eu à t’intégrer dans cette famille ! »
Julien soupire. Lucie se cache derrière moi. Je me demande si j’ai eu tort d’accepter cette invitation.
Le soir venu, je m’installe dans la chambre d’amis avec Lucie. J’entends Claire pleurer dans la salle de bains. Julien frappe doucement à ma porte.
— Élodie… Je suis désolé pour tout à l’heure.
— Ce n’est pas à toi de t’excuser, Julien. On dirait que Claire cherche un prétexte pour nous détester.
— Elle se sent exclue depuis le début… Elle pense que Maman ne l’aime pas.
— Mais c’est faux ! Maman est juste maladroite…
Il hausse les épaules, impuissant.
Le lendemain matin, j’aide Julien à préparer le repas. Claire reste enfermée dans leur chambre. J’essaie de faire bonne figure devant Lucie, mais mon cœur est lourd. Quand Maman appelle pour prendre des nouvelles, je mens : « Oui, tout va bien… »
À midi, Claire finit par sortir. Elle évite mon regard et s’assoit à table sans un mot. L’ambiance est glaciale. Julien tente une blague sur les huîtres qui ne s’ouvrent pas, mais personne ne rit.
Au moment du dessert, Lucie demande timidement : « Mamie va venir ? »
Un silence gênant s’installe. Claire pose sa fourchette avec fracas.
— Non, Lucie, Mamie est fatiguée cette année.
— Mais pourquoi on ne va pas chez elle comme d’habitude ?
Je sens les larmes me monter aux yeux. Julien prend la main de sa nièce.
— Parce qu’on doit aussi apprendre à changer parfois, tu sais…
Claire se lève brusquement et quitte la pièce. Julien la suit. J’entends leurs voix étouffées derrière la porte.
— Tu ne comprends pas ! Je me sens invisible !
— Ce n’est pas contre toi…
— Si ! Depuis le début ! Ta sœur, ta mère… Je ne suis jamais assez bien !
Je serre Lucie contre moi. Elle me chuchote : « Pourquoi Claire est fâchée ? »
Je n’ai pas de réponse.
Le soir, après avoir couché Lucie, je retrouve Julien sur le balcon. Il fume une cigarette — il avait arrêté depuis des années.
— Je crois qu’on a tout raté, Élodie…
— Non… On a juste oublié de se parler vraiment.
Il sourit tristement.
— Tu crois qu’on pourra un jour fêter Noël tous ensemble sans drame ?
— Je ne sais pas… Peut-être qu’il faut juste accepter qu’on est différents.
Le lendemain matin, avant de partir, Claire m’arrête dans l’entrée.
— Élodie… Je suis désolée pour hier. C’est juste que… j’ai peur de ne jamais trouver ma place.
Je la regarde longtemps avant de répondre :
— On a tous peur de ça, Claire. Mais il faut qu’on essaie ensemble.
Sur le chemin du retour, Lucie me demande si on reviendra chez Julien l’année prochaine. Je n’en sais rien. Mais je me dis que peut-être, cette crise était nécessaire pour que chacun ose enfin dire ce qu’il ressent.
Est-ce qu’on peut vraiment réinventer une famille sans briser ce qui nous lie ? Ou faut-il accepter que certaines blessures ne guérissent jamais ?