Le Destin Brisé : Les Fiançailles Inattendues d’Anaïs

« Tu plaisantes, Anaïs ? » Ma voix tremblait, oscillant entre la colère et l’incrédulité. Dans la salle à manger baignée de la lumière dorée du soir, le gâteau d’anniversaire trônait encore sur la table, intact. Maman s’était figée, une main crispée sur sa serviette, tandis que Papa fixait Anaïs comme si elle venait d’annoncer qu’elle partait vivre sur Mars.

Anaïs, elle, gardait ce sourire étrange, presque douloureux. « Non, Camille. Je suis sérieuse. Paul m’a demandé en mariage… et j’ai dit oui. »

Paul. Paul Lefèvre, le garçon du lycée, celui qui traînait toujours avec nous à la sortie du cinéma, qui riait trop fort et dont les yeux brillaient dès qu’il regardait ma sœur. Je n’arrivais pas à croire qu’ils avaient pu cacher ça à tout le monde.

Maman a brisé le silence la première : « Tu n’as que dix-huit ans ! Et lui aussi ! Vous ne savez rien de la vie… »

Papa a renchéri, la voix grave : « Ce n’est pas raisonnable. Tu as encore tes études à finir, Anaïs. »

Mais Anaïs ne cillait pas. « Je sais ce que je veux. »

Je me suis levée brusquement, la chaise raclant le carrelage. « Tu sais ce que tu veux ? Depuis quand tu prends des décisions sans moi ? On se dit tout, Anaïs ! »

Elle a baissé les yeux, et j’ai compris qu’il y avait autre chose. Quelque chose qu’elle ne voulait pas dire devant nos parents.

Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’entendais leurs voix étouffées dans le salon, les pleurs de Maman, les pas lourds de Papa qui allait et venait. J’ai attendu que tout le monde soit couché pour rejoindre Anaïs dans notre chambre. Elle était assise sur son lit, les genoux repliés contre elle.

« Pourquoi tu fais ça ? » ai-je murmuré.

Elle a hésité, puis m’a tendu une lettre froissée. « Lis-la. »

C’était une lettre d’admission à une école d’art à Paris. Son rêve depuis toujours. Mais en bas, griffonné à la hâte : « Bourse refusée ».

« Je ne peux pas partir à Paris sans argent… Et Paul m’a proposé de venir vivre avec lui à Lyon. Il a trouvé un boulot là-bas. On pourrait recommencer ailleurs… »

Je me suis sentie trahie et coupable à la fois. Trahie parce qu’elle ne m’avait rien dit ; coupable parce que je n’avais rien vu venir.

Les jours suivants ont été un enfer. Papa refusait de parler à Anaïs ; Maman essayait de négocier, de supplier. Paul venait parfois devant la maison, attendant qu’Anaïs sorte en cachette pour le rejoindre au parc. Je les ai surpris un soir, assis sur un banc sous les platanes.

« Tu crois vraiment qu’on va y arriver ? » demandait Anaïs d’une voix tremblante.

Paul lui a pris la main : « Je t’aime, Anaïs. On s’en fiche des autres. »

Je suis rentrée chez nous en courant, le cœur battant à tout rompre. Pourquoi l’amour devait-il tout compliquer ? Pourquoi fallait-il choisir entre sa famille et son bonheur ?

Un dimanche matin, alors que Papa lisait son journal dans le salon et que Maman préparait le café, j’ai explosé : « Et si c’était moi ? Si c’était moi qui voulais partir avec quelqu’un que j’aime ? Vous feriez quoi ? Vous me retiendriez prisonnière ? »

Papa a levé les yeux vers moi, fatigué : « On veut juste ce qu’il y a de mieux pour vous deux… »

« Mais c’est quoi, le mieux ? C’est vous qui décidez ou c’est nous ? »

Le silence a envahi la pièce. J’ai compris alors que ce n’était pas seulement l’histoire d’Anaïs : c’était la mienne aussi, celle de tous les enfants qui grandissent et veulent s’envoler.

Le soir même, Anaïs est venue me voir : « Je pars demain avec Paul. Je ne peux plus rester ici… »

Je l’ai serrée dans mes bras si fort que j’ai cru l’étouffer. « Promets-moi de m’écrire… »

Elle a souri tristement : « Toujours. »

Le lendemain matin, elle est partie sans un bruit. J’ai vu ses valises disparaître dans la voiture de Paul depuis ma fenêtre. Maman a pleuré toute la journée ; Papa s’est enfermé dans le garage.

Les semaines ont passé. Les lettres d’Anaïs arrivaient régulièrement : des pages pleines de doutes et d’espoir, de petits bonheurs et de grandes peurs. Elle racontait leur minuscule appartement à Lyon, les galères pour trouver du travail, mais aussi la liberté nouvelle qu’elle découvrait chaque jour.

Un soir d’automne, alors que je relisais sa dernière lettre sous ma couette, j’ai compris que rien ne serait plus jamais comme avant. Que nos parents devraient apprendre à lâcher prise ; que moi aussi je devrais apprendre à grandir sans elle à mes côtés.

Aujourd’hui encore, je me demande : avons-nous le droit de choisir notre bonheur au détriment de ceux qu’on aime ? Jusqu’où iriez-vous pour protéger votre propre bonheur ou celui de votre famille ?