Le dernier morceau de pain : Chronique d’une mère invisible

— Maman, pourquoi c’est toujours moi qui ai le plus petit bout ?

La voix de Camille, tremblante et vexée, fend le silence de notre minuscule appartement HLM à Saint-Denis. Je serre les draps entre mes doigts, assise sur le bord du lit, incapable de répondre. Dans la pièce à côté, mes deux enfants se chamaillent pour la dernière tranche de pain rassis. J’entends Arthur taper du poing sur la table en criant :

— C’est pas juste ! J’ai faim, moi aussi !

Je ferme les yeux. Mon ventre est vide depuis ce matin, mais la douleur la plus vive n’est pas physique. C’est celle de l’impuissance, celle qui me ronge chaque soir quand je réalise que je n’ai rien à leur offrir. Ce soir, comme tant d’autres, je n’ai pas réussi à remplir le frigo. La CAF est tombée il y a trois jours, mais tout est déjà parti : le loyer, l’électricité, les dettes du mois dernier. Il ne reste que quelques centimes dans mon porte-monnaie et une honte immense dans mon cœur.

Je me lève lentement et rejoins la cuisine. Camille me regarde avec ses grands yeux bruns, pleins d’attente et d’incompréhension. Arthur détourne le regard, vexé. Je tente un sourire :

— On va partager, d’accord ? Chacun un bout, et maman prendra ce qu’il reste.

Mais il ne reste rien pour moi. Je coupe la tranche en deux, donne à chacun sa part et fais semblant de mâcher un morceau invisible. Le silence s’installe, pesant. Je sens leurs regards sur moi, inquiets et coupables à la fois.

Après le « dîner », je les aide à se préparer pour la nuit. Camille veut une histoire, mais je n’ai plus la force d’inventer des mondes où tout finit bien. Je me contente de caresser ses cheveux jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Arthur, lui, fait semblant de dormir mais je vois ses petits poings serrés sous la couette.

Quand la nuit tombe enfin sur notre immeuble gris, je m’effondre sur le canapé. Les souvenirs affluent : mon ex-mari qui a disparu du jour au lendemain, les promesses non tenues des assistantes sociales, les regards fuyants des voisins qui font semblant de ne rien voir. J’ai honte de demander de l’aide ; j’ai peur du jugement. Pourtant, chaque jour devient plus difficile.

Le lendemain matin, je me réveille avec la boule au ventre. Il faut préparer les enfants pour l’école. Je fouille les placards : un fond de confiture, deux yaourts périmés, un paquet de pâtes entamé. Je prépare des tartines minuscules et glisse un mot d’excuse dans le sac d’Arthur pour la cantine impayée.

Sur le chemin de l’école, Camille me serre la main :

— Tu crois qu’on pourra acheter des croissants samedi ?

Je ravale mes larmes et mens :

— On verra, ma chérie.

Au retour, je croise Madame Lefèvre sur le palier. Elle me lance un sourire gêné :

— Ça va, Sandrine ?

Je hoche la tête sans oser croiser son regard. Elle sait. Tout le monde sait ici. Mais personne ne dit rien.

Dans l’après-midi, je tente ma chance à la Croix-Rouge du quartier. La bénévole me regarde avec compassion :

— On a reçu quelques colis alimentaires ce matin… Revenez demain, il n’en reste plus pour aujourd’hui.

Je rentre chez moi avec un sentiment d’échec cuisant. J’ouvre Facebook sur mon vieux téléphone et tombe sur les photos des familles parfaites : vacances à la mer, goûters d’anniversaire, enfants souriants devant des montagnes de cadeaux. Je me sens invisible.

Le soir venu, Arthur rentre avec une punition : il s’est battu à la récréation.

— Ils se moquaient parce que j’avais pas de goûter !

Je serre mon fils contre moi. Sa colère est la mienne ; sa honte aussi.

— Ce n’est pas ta faute… Ce n’est pas ta faute…

Mais au fond de moi, je me demande si c’est vrai.

Les jours passent et se ressemblent. Parfois une voisine glisse un sac de courses devant ma porte sans rien dire. Parfois une institutrice me propose discrètement une aide pour la cantine. Mais la fierté me retient souvent d’accepter.

Un soir, alors que je prépare une soupe claire avec trois pommes de terre et un oignon trouvé au fond du frigo, Camille me demande :

— Maman, pourquoi tu pleures ?

Je lui souris faiblement :

— C’est l’oignon…

Mais elle n’est pas dupe.

La précarité n’a pas d’odeur ni de couleur ; elle s’infiltre partout et détruit lentement l’espoir. Je rêve parfois d’une vie différente : un vrai repas autour d’une table joyeuse, des rires sans arrière-pensée, des nuits sans angoisse pour demain.

Ce soir encore, je m’assieds sur le bord du lit et j’écoute mes enfants respirer dans leur sommeil agité. Je me demande combien d’autres mères vivent ce même cauchemar silencieux derrière des murs trop fins.

Est-ce que quelqu’un nous voit vraiment ? Est-ce que nos voix finiront par traverser le silence ?