Le dernier été de Papy Gérard : un héros ordinaire sous les feux d’artifice
« Camille, reste derrière moi ! » La voix de mon grand-père résonne encore dans ma tête, aussi vive que le claquement sec des pétards qui venaient d’exploser sur la place du village. C’était le 14 juillet, la fête nationale, et tout le monde s’était rassemblé sur la place de la mairie de Saint-Aubin-sur-Loire. Les lampions dansaient au-dessus de nos têtes, les enfants couraient entre les tables, et l’odeur des merguez grillées flottait dans l’air. Mais en une seconde, tout a basculé.
Je me souviens du bruit assourdissant, des cris, des gens qui couraient dans tous les sens. Un feu d’artifice mal dirigé venait de s’abattre sur la foule. J’ai senti la chaleur sur ma joue, j’ai vu les étincelles tomber tout près de mon petit frère Paul. Et puis, il y a eu ce geste. Mon grand-père Gérard, 80 ans, s’est jeté devant nous sans hésiter. Il m’a poussée derrière lui, protégeant Paul de son large dos. J’ai senti son bras trembler autour de mes épaules.
« Gérard ! » a hurlé Mamie Suzanne, sa voix déchirée par la peur. Mais il ne s’est pas retourné. Il a encaissé le choc, le souffle brûlant du projectile qui aurait pu nous tuer tous les deux. Je me suis retrouvée à genoux sur le bitume, Paul pleurant dans mes bras, et Papy Gérard allongé devant nous, le visage pâle mais les yeux encore ouverts.
« Ça va aller, ma puce… » a-t-il murmuré en me caressant la joue. J’ai senti ses doigts rugueux, ceux qui m’avaient appris à faire du vélo et à pêcher dans l’Yonne. Puis il a fermé les yeux.
Les pompiers sont arrivés en trombe. Tout est allé très vite : les sirènes, les gens qui pleuraient, Mamie qui s’effondrait sur le trottoir. J’ai vu mon père, Étienne, courir vers nous, le visage déformé par l’angoisse. Il a pris Paul dans ses bras et m’a serrée si fort que j’ai cru étouffer.
À l’hôpital de Mâcon, on nous a annoncé que Gérard n’avait pas survécu à ses blessures. Je n’arrivais pas à y croire. Comment un simple feu d’artifice avait-il pu détruire notre famille en une soirée ?
Les jours suivants ont été un tourbillon de tristesse et de colère. Ma mère, Claire, ne parlait plus. Elle restait assise dans la cuisine, fixant la photo de mariage de ses parents accrochée au mur. Mon père tentait de tout gérer : les démarches administratives, les visites à Mamie Suzanne qui refusait de quitter sa chambre.
Un soir, alors que je rangeais la chambre de Papy Gérard pour aider Mamie, je suis tombée sur une vieille boîte en fer sous son lit. À l’intérieur, des lettres jaunies, des photos en noir et blanc où il souriait en uniforme militaire devant une caserne à Dijon. J’y ai trouvé aussi un carnet où il écrivait ses pensées :
« La famille, c’est ce qu’on a de plus précieux. Si un jour je dois partir, je veux qu’ils se souviennent que j’ai tout fait pour eux. »
J’ai éclaté en sanglots. Je me suis rappelée toutes ces fois où je trouvais mon grand-père trop strict ou trop vieux jeu. Il râlait contre la télé, pestait contre la politique locale ou se plaignait du prix du pain à la boulangerie. Mais il était toujours là pour nous : pour réparer mon vélo crevé ou consoler Paul après une mauvaise note.
Le jour des obsèques, tout le village était là. Le maire a prononcé un discours émouvant : « Gérard était un homme simple mais courageux. Il a donné sa vie pour sa famille. » J’ai vu des larmes couler sur les joues des voisins qui l’avaient connu toute leur vie.
Après la cérémonie, une dispute a éclaté entre mon père et son frère Luc autour de l’héritage et de la maison familiale. « Tu veux tout garder pour toi ? Tu crois que Papa aurait voulu ça ? » criait Luc en tapant du poing sur la table du salon. Mamie Suzanne s’est mise à pleurer encore plus fort.
J’ai compris alors que la mort de Papy Gérard avait réveillé toutes les rancœurs enfouies depuis des années : les jalousies entre frères, les non-dits sur l’argent et les souvenirs d’enfance mal digérés. Moi, je voulais juste qu’on reste soudés comme il l’aurait voulu.
Les semaines ont passé. La vie a repris son cours à Saint-Aubin-sur-Loire mais rien n’était plus pareil. Paul faisait des cauchemars chaque nuit ; ma mère s’est mise à fréquenter l’église alors qu’elle n’y allait jamais avant ; mon père passait ses soirées à marcher seul au bord du canal.
Un soir d’août, alors que je regardais le ciel étoilé depuis le jardin où Papy Gérard m’apprenait à reconnaître les constellations, j’ai entendu Mamie Suzanne murmurer derrière moi : « Il nous manque tant… Mais il nous a sauvés tous les trois. On doit continuer pour lui. »
Je me demande souvent si j’aurais eu son courage ce soir-là. Est-ce que le sacrifice d’un homme ordinaire peut vraiment réparer une famille brisée ? Ou bien sommes-nous condamnés à vivre avec ce vide immense qu’il a laissé derrière lui ?