Le choix de mon fils : Entre amour et désillusion, une famille à l’épreuve

— Tu ne peux pas faire ça, Julien ! Tu ne peux pas épouser cette fille, pas avec un père comme ça !

Ma voix tremblait, résonnant dans la cuisine où la lumière du soir filtrait à travers les rideaux. Julien, mon fils unique, me fixait avec une détermination que je ne lui connaissais pas. Il avait vingt-six ans, mais à cet instant, il semblait avoir vieilli de dix ans.

Tout avait commencé quelques semaines plus tôt. Julien m’avait annoncé qu’il voulait épouser Camille, une jeune femme qu’il fréquentait depuis deux ans. Je l’aimais bien, Camille. Elle était douce, attentionnée, et semblait sincèrement aimer mon fils. Mais je n’avais jamais rencontré sa famille. Jusqu’à ce fameux dimanche.

Nous étions invités chez les parents de Camille à Angers pour un déjeuner. J’avais préparé un gâteau aux pommes, espérant faire bonne impression. Mon mari, Bernard, était plus réservé, mais il avait accepté d’y aller pour soutenir Julien.

Dès que nous sommes arrivés, la porte s’est ouverte sur un homme au visage rougeaud, titubant légèrement. Il a tendu la main à Bernard en riant trop fort :

— Bienvenue chez les Dubois ! Entrez donc, on va fêter ça !

L’odeur d’alcool m’a frappée de plein fouet. J’ai échangé un regard inquiet avec Bernard. La mère de Camille, une femme effacée aux yeux cernés, nous a accueillis timidement. Camille elle-même semblait gênée, évitant le regard de son père.

Le repas a été un supplice. Le père de Camille, Gérard, a vidé trois verres de vin avant même l’entrée. Il racontait des histoires grivoises, riait trop fort et coupait la parole à tout le monde. À un moment, il a posé sa main sur l’épaule de Julien :

— Alors comme ça tu veux épouser ma fille ? T’es sûr que t’es prêt à supporter une femme toute ta vie ?

Julien a souri poliment, mais je voyais ses doigts crispés sur sa serviette. Bernard n’a presque pas touché à son assiette.

Sur le chemin du retour, le silence était lourd. Enfin, j’ai craqué :

— Julien… tu as vu dans quelle famille tu vas mettre les pieds ? Ce Gérard… il est malade ! Tu ne peux pas ignorer ça.

Julien a serré les dents.

— Je sais ce que tu penses, maman. Mais Camille n’est pas son père. Elle a souffert toute sa vie à cause de lui. Je veux l’aider à s’en sortir.

— Mais tu ne peux pas sauver tout le monde !

Il n’a rien répondu.

Les jours suivants ont été tendus à la maison. Bernard évitait le sujet, mais moi je ne pouvais pas m’empêcher d’y penser. J’ai repensé à toutes ces émissions télé où des enfants racontaient leur malheur d’avoir grandi dans des familles dysfonctionnelles. J’avais toujours eu pitié d’eux, j’avais même donné de l’argent pour aider les orphelinats… Et voilà que mon propre fils voulait se jeter dans une telle histoire.

Un soir, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé Camille assise sur notre canapé. Elle pleurait en silence. Julien était à côté d’elle, la main posée sur son dos.

— Je suis désolée… Je sais que mon père n’est pas facile…

Sa voix était brisée. J’ai senti mon cœur se serrer.

— Camille… tu n’as pas à t’excuser pour lui.

Elle a levé les yeux vers moi.

— Je comprends si vous ne voulez pas de moi dans votre famille…

J’ai pris une grande inspiration.

— Ce n’est pas toi le problème. Mais je veux que tu comprennes que la vie avec un homme comme ton père laisse des traces… Tu as pensé à te faire aider ?

Elle a hoché la tête.

— J’ai commencé une thérapie il y a six mois… Julien m’a beaucoup soutenue.

Julien m’a regardée avec une intensité nouvelle.

— Maman… Je l’aime. Je sais que ce sera difficile parfois, mais je veux construire quelque chose avec elle. On ne choisit pas sa famille.

J’ai senti les larmes monter. J’ai repensé à ma propre enfance en Vendée, à mon père autoritaire et distant. Avais-je vraiment envie de priver mon fils du bonheur sous prétexte qu’il risquait de souffrir ?

Les semaines ont passé. Les préparatifs du mariage avançaient malgré mes réticences. Bernard restait silencieux ; il passait plus de temps au jardin qu’à la maison. Un soir, il m’a prise dans ses bras :

— On ne peut pas vivre la vie de Julien à sa place… Il doit faire ses propres choix.

J’ai hoché la tête sans conviction.

La veille du mariage, Gérard a appelé Bernard pour s’excuser de son comportement lors du déjeuner. Il promettait de faire des efforts pour le grand jour. Mais le lendemain matin, en arrivant à la mairie, j’ai vu Gérard assis sur un banc devant l’entrée, une bouteille vide à ses pieds.

Camille pleurait dans les bras de sa mère. Julien serrait les poings si fort que ses jointures blanchissaient.

J’ai pris une décision : j’ai marché vers Gérard et je me suis accroupie devant lui.

— Monsieur Dubois… Aujourd’hui c’est le jour de votre fille. Vous pouvez au moins essayer d’être là pour elle ?

Il m’a regardée avec des yeux embués.

— Je suis désolé… Je suis un raté…

J’ai posé ma main sur son épaule.

— Ce n’est jamais trop tard pour changer.

Il s’est levé péniblement et a rejoint sa famille à l’intérieur.

Le mariage s’est déroulé dans une atmosphère étrange, entre joie et malaise. Mais en voyant Julien et Camille échanger leurs vœux, j’ai compris qu’ils étaient prêts à affronter ensemble les tempêtes de la vie.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai eu raison de laisser faire ce mariage. Est-ce que l’amour suffit vraiment pour surmonter le poids d’un passé familial difficile ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?