Le choix de Claire : une vie pour une autre

« Tu es complètement folle, Claire ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un scalpel. Je serre la tasse de café brûlant entre mes mains tremblantes. Mon père détourne les yeux, incapable de soutenir mon regard. Je viens de leur annoncer que j’allais donner un rein à Hugo, ce petit garçon de dix ans hospitalisé depuis des mois à l’hôpital Édouard-Herriot où je travaille comme infirmière.

Tout a commencé un matin d’automne, alors que la pluie battait les vitres du service pédiatrique. Hugo était là, allongé dans son lit, le visage pâle, les yeux cernés mais toujours illuminés d’un sourire timide quand j’entrais dans sa chambre. Sa mère, Sophie, ne quittait jamais son chevet. Son père, Antoine, passait chaque soir après son travail à l’usine. Les médecins venaient d’annoncer que ni ses parents ni sa sœur n’étaient compatibles pour une greffe de rein. L’espoir s’amenuisait chaque jour.

Je me souviens de ce soir-là, après ma garde. J’ai croisé Sophie dans le couloir. Elle pleurait en silence, la tête enfouie dans ses mains. Je me suis approchée, maladroite :

— Sophie… Je peux faire quelque chose ?

Elle a levé vers moi des yeux rouges et gonflés :

— À moins que tu puisses lui donner un rein…

Elle a esquissé un sourire triste. J’ai ri nerveusement. Mais cette phrase m’a hantée toute la nuit. Et si c’était moi ? Si je pouvais vraiment l’aider ?

Le lendemain, j’ai demandé à faire les tests de compatibilité. Je n’en ai parlé à personne. Pas même à mon compagnon, Julien. Quand le résultat est tombé — compatible — j’ai ressenti un mélange d’euphorie et de terreur. Donner un organe… Ce n’est pas rien. Mais comment rester indifférente devant la détresse d’un enfant ?

J’ai attendu une semaine avant d’en parler à Julien. Il est resté silencieux longtemps, puis il a explosé :

— Mais tu te rends compte ? Tu risques ta santé pour quelqu’un que tu connais à peine ! Et si on veut avoir des enfants ?

Ses mots m’ont blessée plus que je ne l’aurais cru. J’ai tenté de lui expliquer ce que je ressentais : ce devoir viscéral d’aider quand on le peut, cette certitude que c’était la bonne chose à faire. Mais il ne comprenait pas. Il a fini par claquer la porte.

À l’hôpital, certains collègues m’ont soutenue, d’autres m’ont regardée comme si j’étais une héroïne inconsciente ou une illuminée. Le chef de service m’a convoquée :

— Claire, tu es sûre de toi ? Tu sais ce que ça implique ?

Oui, je savais. Les risques chirurgicaux, la convalescence, la fatigue… Mais aussi la possibilité d’offrir une vie normale à Hugo.

Le jour de l’opération est arrivé. J’ai vu Hugo avant qu’on l’emmène au bloc. Il m’a serré la main très fort.

— Tu vas revenir, hein Claire ?

J’ai souri, retenant mes larmes.

— Promis.

L’opération a duré des heures. Je me suis réveillée dans une chambre blanche, le ventre douloureux mais le cœur léger. On m’a dit qu’Hugo allait bien, que le rein avait pris tout de suite.

Les jours suivants ont été difficiles. Ma mère venait me voir tous les soirs à l’hôpital mais ne disait rien. Mon père m’apportait des fleurs et restait assis en silence. Julien n’est pas venu.

Un soir, alors que je regardais la pluie tomber sur Lyon depuis ma fenêtre, ma mère s’est assise près de moi.

— Pourquoi tu as fait ça ?

J’ai cherché mes mots.

— Parce que je n’aurais pas pu vivre avec moi-même si je ne l’avais pas fait.

Elle a pleuré doucement contre mon épaule.

Quand je suis sortie de l’hôpital, Hugo m’a écrit une lettre avec des dessins maladroits : « Merci Claire, tu es mon héroïne ». Sa famille a voulu organiser une fête mais j’ai refusé. Je ne voulais pas être célébrée ; j’avais juste fait ce qui me semblait juste.

Julien et moi nous sommes séparés peu après. Il n’a jamais accepté mon choix. Mes parents ont fini par comprendre, même s’ils restent inquiets pour ma santé.

Aujourd’hui, chaque fois que je croise Hugo et sa famille lors des contrôles médicaux, je sens une chaleur étrange dans ma poitrine — un mélange de fierté et de tristesse. J’ai perdu beaucoup mais j’ai aussi gagné quelque chose d’inestimable : la certitude d’avoir changé une vie.

Parfois je me demande : qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce égoïste de vouloir sauver quelqu’un au risque de perdre ceux qu’on aime ?