Le Barrage de la Nuit : Le Cri d’une Mère sur l’Asphalte
« Madame, vous ne pouvez pas passer par là, il y a eu un accident. »
La voix du policier résonne encore dans ma tête. Ce soir-là, je rentrais tard de l’hôpital de Tours, épuisée par une garde interminable. J’ai insisté, prétextant que ma maison était juste derrière le cordon. Il m’a laissée passer, sans un mot de plus. Je n’ai pas vu les gyrophares au loin comme un avertissement, ni senti le froid glacial qui s’insinuait dans la voiture. Je pensais à Hugo, mon fils de seize ans, qui devait déjà dormir.
Mon téléphone a vibré à peine cinq minutes plus tard. Un numéro inconnu. J’ai hésité avant de décrocher. « Madame Dubois ? Ici le commissariat de Joué-lès-Tours… » Le reste s’est effacé dans un brouillard sonore. Les mots « accident », « votre fils », « hôpital », « urgence » se sont écrasés contre mes tempes comme des vagues furieuses.
Je me suis garée en catastrophe devant la maison, le cœur battant à rompre ma poitrine. J’ai couru jusqu’à la porte, espérant voir la lumière sous celle de la chambre d’Hugo. Rien. J’ai hurlé son prénom dans le vide du salon, puis j’ai foncé à l’hôpital, les mains tremblantes sur le volant.
Dans la salle d’attente, tout sentait la javel et l’angoisse. Mon mari, Laurent, est arrivé en courant, les yeux rouges et hagards. Il n’avait pas vu Hugo non plus depuis le dîner. Nous nous sommes regardés sans oser parler. Une infirmière est venue nous chercher. « Il est en salle de réanimation. »
Je me suis effondrée sur une chaise. Pourquoi ? Pourquoi était-il dehors à cette heure ? Je lui avais interdit de sortir après 22h depuis qu’il avait commencé à fréquenter ce groupe du lycée dont je me méfiais tant. Mais Hugo était têtu, secret depuis quelques mois. Il avait changé : des silences lourds au dîner, des regards fuyants, des disputes pour un rien.
Laurent m’a serrée contre lui. « On aurait dû être plus stricts… »
J’ai secoué la tête. « On aurait dû lui parler autrement… »
Le médecin est arrivé, grave : « Votre fils a été percuté par une voiture alors qu’il traversait en dehors du passage piéton. Il a subi un traumatisme crânien sévère… »
Je n’ai pas entendu la suite. Je me suis revue franchir ce barrage de police quelques minutes plus tôt. Et si j’avais su ? Si j’avais reconnu son blouson sur l’asphalte ?
Les jours suivants ont été un supplice. Hugo était plongé dans le coma. Je passais mes journées à son chevet, à lui parler comme s’il pouvait m’entendre :
— Tu te souviens quand on allait chercher des croissants le dimanche matin ? Tu râlais toujours parce qu’il fallait se lever tôt…
Je lui ai tout dit : mes peurs, mes regrets, mon amour inconditionnel. Laurent venait moins souvent ; il ne supportait pas la vue des machines et des tubes.
Un soir, alors que je rentrais seule à la maison, j’ai trouvé une lettre d’Hugo dans sa chambre. Une lettre qu’il n’avait jamais envoyée :
« Maman,
Je sais que tu t’inquiètes pour moi. Parfois j’ai l’impression que tu ne me comprends plus… Je voudrais juste que tu me fasses confiance, même si je fais des erreurs. »
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.
Les semaines ont passé. Les médecins parlaient de séquelles irréversibles s’il se réveillait un jour. Les amis d’Hugo sont venus déposer des bouquets devant l’hôpital ; certains pleuraient en silence, d’autres évitaient mon regard.
Un soir d’orage, Laurent a explosé :
— Tu crois que c’est normal qu’on ne se parle plus ? On vit comme des fantômes depuis l’accident !
— Et tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je dors la nuit ?
Nous avons crié, pleuré, puis nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, brisés.
Un matin de mai, Hugo a ouvert les yeux. Mais il ne parlait plus ; son regard était vide, perdu quelque part entre l’enfance et l’oubli.
Aujourd’hui encore, je me demande : aurais-je pu changer le cours des choses ? Si j’avais été plus présente, moins fatiguée par mon travail ? Si j’avais franchi ce barrage quelques minutes plus tôt ou plus tard ?
Est-ce qu’on peut vraiment protéger ceux qu’on aime du chaos du monde ? Ou faut-il apprendre à vivre avec cette peur sourde qui ne nous quitte jamais ?