La voisine qui frappait toujours pour des douceurs

— Encore vous, Madame Lefèvre ? demandai-je en ouvrant la porte, la voix tremblante d’un mélange de fatigue et d’agacement. Il était vingt-deux heures passées, et j’espérais enfin trouver un peu de paix après une longue journée de travail à la médiathèque. Mais là, sur le palier, se tenait ma voisine du dessus, emmitouflée dans son éternel gilet rose, les yeux brillants d’une attente presque enfantine.

— Vous auriez un peu de chocolat ? Ou même un petit biscuit ? Je n’ai rien de sucré chez moi ce soir…

Je me suis mordue la lèvre. Au début, j’avais trouvé ça attendrissant. Une vieille dame seule, qui venait chercher un peu de chaleur humaine et quelques douceurs. Mais cela faisait maintenant trois semaines que Madame Lefèvre frappait à ma porte presque tous les soirs. Parfois, c’était pour du sucre, parfois pour du pain, mais le plus souvent pour des gâteaux ou des bonbons. Et moi, Émilie, nouvelle venue dans cet immeuble lyonnais, je n’osais pas dire non.

Je me suis exécutée, comme toujours. J’ai ouvert le placard, pris les derniers biscuits que j’avais achetés en promotion au supermarché du coin. En les lui tendant, j’ai senti une pointe de colère monter en moi. Je n’avais pas beaucoup d’argent. Mon contrat à la médiathèque était précaire, et je devais compter chaque euro. Mais comment refuser à cette femme qui me rappelait un peu ma propre grand-mère ?

— Merci ma petite Émilie ! Vous êtes vraiment un ange…

Elle est repartie en traînant ses pantoufles sur le carrelage du couloir. J’ai refermé la porte et me suis laissée glisser contre le mur. J’avais envie de pleurer. Pourquoi moi ? Pourquoi ne demandait-elle pas à d’autres voisins ? Était-ce parce que j’étais nouvelle, parce que j’avais l’air gentille ?

Le lendemain matin, au marché Saint-Antoine, j’ai croisé mon amie Claire.

— Tu as l’air épuisée !
— C’est Madame Lefèvre… Elle vient tous les soirs me demander des trucs à manger. Je ne sais plus quoi faire.

Claire a haussé les épaules.

— Tu dois lui dire stop. Sinon elle ne s’arrêtera jamais.

Mais comment dire non sans passer pour une égoïste ? Dans ma famille, on m’a toujours appris à aider les autres. Pourtant, ce soir-là encore, Madame Lefèvre a frappé. Cette fois-ci, elle voulait du miel pour sa gorge.

— Je suis désolée, je n’en ai plus…

J’ai menti. Pour la première fois. Son visage s’est fermé, elle a marmonné quelque chose avant de tourner les talons. J’ai ressenti un mélange de soulagement et de culpabilité. Et si elle était vraiment malade ?

Les jours suivants, elle n’est pas venue. Mais je l’entendais marcher au-dessus de chez moi, parfois tousser. Je me sentais surveillée, jugée par mon propre silence. Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé un mot glissé sous ma porte : « Je comprends que je vous dérange. Je ne viendrai plus. »

J’ai eu le cœur serré. Avais-je été trop dure ? J’ai repensé à ma grand-mère morte l’an dernier dans une maison de retraite où personne ne venait jamais lui rendre visite. Peut-être que Madame Lefèvre n’avait personne non plus.

Le samedi suivant, j’ai pris mon courage à deux mains et suis montée frapper chez elle avec un petit gâteau fait maison.

— C’est pour vous… Pour m’excuser si j’ai été brusque l’autre soir.

Elle m’a regardée longuement avant de m’inviter à entrer. Son appartement sentait la lavande et la cire d’abeille. Sur la table basse traînaient des photos jaunies : un homme en uniforme, deux enfants souriants.

— Mon fils habite à Bordeaux… Il ne vient jamais. Et ma fille… elle est partie au Canada il y a dix ans.

Elle a soupiré.

— Vous savez, Émilie… Je ne viens pas seulement pour les gâteaux. C’est juste que… le soir, le silence me fait peur.

J’ai compris alors que ce n’était pas tant les douceurs qu’elle cherchait, mais une présence humaine. Nous avons parlé longtemps ce soir-là. Elle m’a raconté sa jeunesse à Lyon pendant la guerre, son mari mort trop tôt, ses enfants partis loin.

Peu à peu, notre relation a changé. Je venais parfois dîner chez elle ; elle m’apprenait à faire des confitures ou à tricoter des écharpes pour l’hiver. Mais j’ai aussi appris à poser mes limites : « Ce soir je suis fatiguée », « Je n’ai plus rien dans mes placards ». Elle comprenait mieux que je ne l’aurais cru.

Un jour pourtant, j’ai reçu un appel de l’hôpital : Madame Lefèvre avait fait une chute dans son appartement. J’y suis allée en courant ; elle m’a serrée la main en souriant faiblement.

— Merci d’avoir été là… Même quand tu disais non.

Elle est décédée quelques jours plus tard. À ses obsèques, il n’y avait que moi et quelques voisins du quartier. J’ai pleuré comme si j’avais perdu un membre de ma famille.

Aujourd’hui encore, quand je rentre chez moi le soir et que le couloir est silencieux, je repense à elle. À tout ce qu’on donne sans compter… et à tout ce qu’on reçoit en retour sans s’en rendre compte.

Est-ce qu’on doit toujours tout donner aux autres ? Ou faut-il apprendre à se protéger pour mieux aimer ? Qu’en pensez-vous ?