La revanche inattendue de Mamie Laura : Quand l’humiliation devient le début d’une amitié
— Vous ne pouvez pas passer ici, madame, c’est la caisse rapide !
La voix de la jeune caissière, Claire, résonne dans tout le Franprix du quartier. Je sens les regards se tourner vers moi, certains amusés, d’autres agacés. Mes mains tremblent sur mon cabas à roulettes. J’ai soixante-dix-sept ans, et je n’ai jamais eu aussi honte. Je regarde mes six articles — pas un de plus que la limite — mais Claire me fixe avec un sourire narquois, comme si j’étais une vieille folle qui ne sait plus compter.
— Il y a six articles, mademoiselle, dis-je d’une voix que j’essaie de rendre ferme.
— Oui, mais il y a deux paquets de yaourts, ça compte double, non ?
Quelques rires fusent derrière moi. Je sens mes joues brûler. J’ai envie de disparaître. Je paie en silence, la tête basse, et sors du magasin sans un mot. Sur le trottoir, la colère monte. Comment ose-t-elle ? Qui est-elle pour me ridiculiser ainsi ?
En rentrant chez moi, je rumine. J’ai élevé trois enfants seule après la mort de mon mari, j’ai travaillé toute ma vie comme infirmière à l’hôpital Saint-Antoine. On ne m’a jamais manqué de respect comme ça. Je décide que Claire va regretter son arrogance. Je vais lui donner une leçon qu’elle n’oubliera pas.
Le lendemain, je retourne au Franprix avec un plan en tête. J’attends qu’elle soit seule à sa caisse. Je fais exprès de prendre douze articles et de les poser un à un sur le tapis roulant, lentement. Elle me regarde, exaspérée.
— Madame, c’est six articles maximum !
— Ah bon ? Je croyais que les yaourts comptaient double…
Cette fois, c’est moi qui souris. Mais au lieu de s’énerver, Claire soupire et baisse les yeux. Je remarque alors ses cernes, ses mains qui tremblent légèrement. Elle a l’air épuisée.
— Vous savez quoi ? Passez-les tous, murmure-t-elle. J’en ai marre aujourd’hui.
Je suis décontenancée. Ce n’est pas la réaction que j’attendais. Je sors du magasin avec mes courses et une étrange sensation de malaise. Est-ce que je suis allée trop loin ?
Les jours suivants, je croise Claire plusieurs fois. Chaque fois, elle semble plus fatiguée, plus absente. Un matin, alors que je fais la queue à sa caisse, elle s’effondre soudainement derrière son comptoir. Les clients paniquent ; moi, je saute la barrière et me précipite vers elle.
— Claire ! Vous m’entendez ?
Je retrouve mes réflexes d’infirmière : je vérifie son pouls, je demande qu’on appelle les secours. Quand les pompiers arrivent, je reste à ses côtés jusqu’à ce qu’ils l’emmènent.
Le lendemain, je me rends à l’hôpital pour prendre de ses nouvelles. Sa mère est là, en pleurs.
— Elle fait des études en parallèle du travail… Elle ne dort presque plus… On n’a pas beaucoup d’argent…
Je me sens soudain minuscule face à leur détresse. Toute ma colère s’évapore. J’attends qu’on me laisse entrer dans sa chambre.
— Claire…
Elle ouvre les yeux et me reconnaît.
— Madame… Je suis désolée pour l’autre jour… J’étais à bout…
Je prends sa main.
— C’est moi qui suis désolée. Je n’aurais pas dû vouloir me venger.
Nous rions doucement toutes les deux, gênées mais soulagées.
À partir de ce jour-là, je passe régulièrement la voir à l’hôpital puis chez elle quand elle sort. Je lui apporte des plats faits maison, je l’aide à réviser ses cours de droit. Petit à petit, une amitié improbable naît entre nous.
Un soir d’hiver, alors que nous partageons une soupe dans ma petite cuisine du 12e arrondissement, elle me confie :
— Vous savez, j’ai toujours eu peur des personnes âgées… J’avais l’impression que vous me jugiez tout le temps.
Je ris :
— Et moi, j’avais peur des jeunes ! Je croyais que vous étiez tous insolents et égoïstes…
Nous éclatons de rire ensemble. Les murs entre générations tombent peu à peu.
Mais tout n’est pas si simple. Ma fille Sophie ne comprend pas cette nouvelle amitié.
— Maman, tu t’attaches trop vite aux gens ! Tu vas encore être déçue…
Je hausse les épaules. Peut-être a-t-elle raison. Mais cette relation me donne une énergie nouvelle.
Un jour, Claire m’annonce qu’elle a réussi son concours d’entrée en master grâce à mes conseils. Elle pleure dans mes bras.
— Sans vous, je n’y serais jamais arrivée…
Je repense alors à cette journée où j’ai voulu lui faire payer son arrogance. Quelle ironie ! Ma vengeance s’est transformée en soutien inattendu.
Aujourd’hui encore, quand je passe devant le Franprix et que je vois une vieille dame hésiter devant la caisse rapide, je souris en repensant à tout ce chemin parcouru.
Est-ce que ça valait vraiment la peine de vouloir se venger ? N’aurais-je pas mieux fait d’essayer de comprendre tout de suite ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?