La Faim de l’Autre Côté du Mur : Le Secret de la Famille Dubois

« Maman, pourquoi Camille a encore faim ? » Ma voix tremblait, presque coupable, alors que je regardais ma mère déposer une assiette de pâtes fumantes sur le rebord de la fenêtre, côté cour. De l’autre côté du mur, la petite main de Camille surgissait, rapide comme un oiseau effrayé. Elle attrapait la nourriture et disparaissait aussitôt.

Ma mère soupirait, les yeux brillants d’une colère muette. « Parce que tout le monde n’a pas la chance d’avoir un papa comme le tien, Julien. » Je n’osais pas demander plus. J’avais huit ans, et déjà, je comprenais que certaines questions restaient sans réponse.

Les Dubois habitaient l’appartement 14B, juste à côté du nôtre. Monsieur Dubois, un homme massif à la barbe sale, sentait toujours le vin bon marché et la cigarette froide. Il hurlait plus qu’il ne parlait. Madame Dubois, elle, avait le visage creusé par la fatigue et les yeux fuyants. Camille, leur fille unique, était menue, les joues creuses et les cheveux emmêlés. Elle portait souvent le même pull rose troué.

Un soir d’hiver, alors que la neige collait aux carreaux, j’ai entendu des cris. Des cris qui transperçaient les murs fins comme du papier. « Arrête ! Tu vas la tuer ! » La voix de Madame Dubois résonnait dans le couloir. J’ai couru vers la porte d’entrée. Ma mère m’a retenu par le bras. « N’interviens pas, Julien. Ce n’est pas notre histoire. » Mais comment détourner les yeux quand l’injustice frappe si près ?

Le lendemain matin, Camille est venue à l’école avec un bleu sur la joue. Personne n’a rien dit. Même la maîtresse a détourné le regard. À la récréation, je lui ai tendu un morceau de pain au chocolat. Elle a souri timidement : « Merci… T’es gentil, toi. » J’ai voulu lui demander pourquoi son père criait tout le temps, mais elle a baissé les yeux.

Les semaines passaient et le rituel continuait : ma mère préparait toujours un peu plus à manger pour « la voisine ». Parfois, Madame Dubois venait discrètement frapper à notre porte : « Excusez-moi… Auriez-vous un peu de lait pour Camille ? » Ma mère lui tendait un litre sans rien dire. Je voyais bien qu’elle se battait contre l’envie de pleurer ou de hurler.

Un soir, alors que mon père rentrait du travail, il a trouvé Monsieur Dubois affalé sur les marches de l’immeuble, une bouteille vide à la main. Il a voulu l’aider à se relever, mais l’autre l’a repoussé violemment : « Occupe-toi de ta famille ! T’es pas mon père ! » Mon père est rentré furieux : « On ne peut pas sauver quelqu’un qui ne veut pas être sauvé… Mais sa femme et sa fille ? Elles ne méritent pas ça ! »

À partir de ce jour-là, mon père a commencé à parler d’appeler les services sociaux. Ma mère hésitait : « Et si on leur faisait plus de mal qu’autre chose ? Tu sais comment ça se passe… Les enfants placés… Les familles brisées… » Je sentais leur impuissance comme une chape de plomb sur nos épaules.

Un matin de printemps, Camille n’est pas venue à l’école. Ni le lendemain. Ni le surlendemain. J’ai demandé à ma mère si elle savait ce qui se passait. Elle m’a répondu d’une voix blanche : « La police est venue hier soir… On ne reverra peut-être plus Camille ici. »

J’ai pleuré en silence cette nuit-là. Je me suis senti coupable d’avoir eu assez à manger, d’avoir des parents qui m’aimaient. Coupable d’avoir été spectateur de leur malheur sans rien pouvoir faire.

Quelques semaines plus tard, j’ai croisé Madame Dubois dans la rue. Elle avait l’air encore plus maigre, mais elle m’a souri tristement : « Merci pour tout ce que ta famille a fait pour nous… Camille va bien maintenant. Elle est en sécurité… » Elle a détourné les yeux avant que je puisse répondre.

Des années ont passé depuis cette époque. Je suis devenu adulte, mais je n’ai jamais oublié Camille ni ce sentiment d’impuissance face à la misère et à la violence ordinaire.

Aujourd’hui encore, je me demande : aurions-nous pu faire plus ? Est-ce qu’on aurait dû briser le silence plus tôt ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?