Jusqu’à l’horizon ensemble : L’histoire de Paul et Claire
— Tu crois vraiment que tu peux revenir ici comme si rien n’avait changé, Paul ?
La voix de mon père résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je viens à peine de poser mon sac, la poussière du train encore sur mes chaussures, et déjà l’atmosphère est lourde. Maman me regarde, les mains crispées sur son torchon, sans oser intervenir. Je sens la colère monter en moi, mais aussi cette vieille honte qui colle à ma peau depuis l’enfance.
Je m’appelle Paul, j’ai vingt-quatre ans, et je reviens à Saint-Léonard, ce petit village du Limousin où j’ai grandi. Après deux ans de service militaire à Marseille, je pensais retrouver la paix ici. Mais tout a changé. Ou peut-être que c’est moi qui ai changé.
Le soir même, je sors marcher dans les champs. L’odeur de l’herbe coupée me serre le cœur. J’entends au loin des rires : c’est Claire, la fille du nouveau médecin du village. Elle vient de Paris, elle a ce regard vif et cette façon de parler qui détonne ici. On s’est croisés plusieurs fois à la boulangerie, un sourire timide échangé entre deux baguettes.
— Tu fais toujours cette tête d’enterrement ou c’est juste pour moi ?
Sa voix me surprend. Elle est là, assise sur le muret du vieux cimetière, les jambes balançant dans le vide. Je ris malgré moi.
— Je réfléchissais…
— À quoi ?
— À tout ce que j’ai laissé derrière moi. Et à ce que je retrouve ici.
Elle me regarde sans détourner les yeux. Avec elle, tout semble plus simple. On parle longtemps, de Marseille, de Paris, de nos rêves d’ailleurs. Mais je sens déjà le poids des regards du village sur nous.
Les jours passent. Je travaille avec mon père à la ferme, mais il ne me parle presque plus. Il voulait que je reprenne l’exploitation, que je sois « un vrai homme d’ici ». Mais moi, je ne sais plus où est ma place. Le soir, je retrouve Claire en cachette. On marche jusqu’au lac, on s’embrasse sous les étoiles. Elle me raconte sa vie d’avant : les cafés parisiens, les expos, le bruit constant. Ici, elle s’ennuie parfois, mais elle dit qu’avec moi, tout devient possible.
Un dimanche, au repas de famille, mon oncle lance :
— Alors Paul, tu comptes ramener ta Parisienne à la fête du village ?
Tout le monde rit. Ma cousine souffle :
— Elle va s’ennuyer chez nous…
Je serre les poings sous la table. Maman me lance un regard inquiet. Je voudrais leur crier que Claire n’est pas comme ils l’imaginent, qu’elle aime la campagne autant que moi. Mais je me tais.
La fête approche. Claire hésite à venir.
— Tu crois qu’ils m’accepteront ?
— Je ne sais pas… Mais j’ai envie d’essayer.
Le soir venu, on arrive main dans la main sur la place du village. Les regards se tournent vers nous. Certains chuchotent, d’autres sourient poliment. Claire se raidit mais serre ma main plus fort.
Au bal, on danse maladroitement sur un vieux rock français. Mon père nous observe de loin. À la fin de la soirée, il s’approche enfin.
— Tu fais ce que tu veux de ta vie, Paul… Mais n’oublie pas d’où tu viens.
Je sens la colère monter.
— Et si je veux être heureux ailleurs ? Et si mon bonheur n’est pas ici ?
Il détourne le regard sans répondre.
Les semaines passent et les tensions grandissent. Claire reçoit une proposition pour un stage à Bordeaux. Elle hésite à partir sans moi.
— Viens avec moi… On pourrait recommencer ailleurs.
Je suis partagé entre l’appel de la ville et la fidélité à ma famille. Maman pleure en silence chaque soir ; mon père ne me parle plus du tout.
Un matin d’automne, je prends ma décision. J’annonce à mes parents que je pars avec Claire.
— Tu nous abandonnes ?
La voix de mon père est brisée. Je voudrais lui expliquer que ce n’est pas un abandon mais un choix pour moi-même. Mais il ne veut rien entendre.
Le jour du départ, le village est silencieux. Claire m’attend à la gare avec son sourire fragile.
Dans le train qui nous emmène vers Bordeaux, je regarde par la fenêtre défiler les champs de mon enfance. Un mélange de tristesse et d’excitation m’envahit.
Aujourd’hui, installé en ville avec Claire, je repense souvent à Saint-Léonard. J’ai trouvé une nouvelle vie mais parfois la nostalgie me rattrape. Est-ce qu’on peut vraiment couper les racines sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on peut aimer sans trahir ceux qu’on laisse derrière ?
Et vous… avez-vous déjà dû choisir entre votre bonheur et celui des autres ?