« Je ne suis plus votre domestique, Madame Dubois ! » – Une histoire de limites, de famille et de solitude

« Tu pourrais au moins passer me voir ce soir, Élodie. Je ne me sens pas bien du tout… »

La voix chevrotante de Madame Dubois résonnait dans mon téléphone, alors que je venais à peine de poser mon sac après une journée éreintante à la mairie. J’ai fermé les yeux, inspiré profondément. Ma fille, Camille, m’attendait déjà pour réviser son contrôle d’histoire. Mon mari, Laurent, râlait dans la cuisine parce qu’il n’y avait plus de pain. Et moi, j’étais là, coincée entre mille obligations, à essayer de ne décevoir personne.

Mais comment dire non à Madame Dubois ? Depuis que son mari était décédé l’an dernier, elle n’avait plus personne. Ses enfants habitaient à Lyon et ne venaient que pour les fêtes. C’est moi qui avais appelé l’ambulance quand elle était tombée dans l’escalier. C’est moi qui faisais ses courses, qui lui apportais ses médicaments, qui l’écoutais se plaindre de ses douleurs et de sa solitude.

Au début, je le faisais avec le cœur. J’avais grandi dans ce quartier pavillonnaire de Tours où tout le monde connaissait tout le monde. Mes parents m’avaient appris à aider les anciens. Mais peu à peu, la gentillesse s’était transformée en devoir, puis en fardeau.

« Maman, tu viens ? » Camille m’appelait du salon. J’ai hésité. J’ai regardé le téléphone qui vibrait encore dans ma main. Puis j’ai soupiré et j’ai rappelé Madame Dubois.

« J’arrive dans dix minutes. »

Sur le chemin, la pluie battait les trottoirs et mes pensées tournaient en boucle : pourquoi est-ce toujours moi ? Pourquoi ses propres enfants ne s’occupent-ils pas d’elle ? Pourquoi culpabilisé-je autant à l’idée de lui dire non ?

Quand j’ai ouvert la porte de son appartement, l’odeur de soupe froide et de médicaments m’a frappée. Elle était assise dans son fauteuil, les yeux rougis.

« Ah, Élodie… Je savais que tu viendrais. Tu es la seule sur qui je peux compter. »

J’ai pris sur moi pour sourire. Je lui ai préparé une tisane, rangé un peu le salon, écouté ses histoires mille fois répétées. Quand je suis rentrée chez moi deux heures plus tard, Camille dormait déjà et Laurent m’a lancé un regard noir.

« Tu passes plus de temps chez cette vieille que chez nous ! »

J’ai voulu protester, expliquer… Mais à quoi bon ? La colère grondait en moi, mêlée à une honte sourde. Je me suis couchée sans un mot.

Les semaines ont passé. Les demandes de Madame Dubois se sont multipliées : aller chercher ses analyses au laboratoire, appeler sa mutuelle, réparer sa télé… Un soir, elle m’a demandé de lui laver les cheveux parce qu’elle n’arrivait plus à lever les bras.

Je me suis exécutée, maladroitement. Elle a râlé : « Tu tires trop fort ! »

Je me suis excusée. Mais en rentrant chez moi, j’ai éclaté en sanglots dans la salle de bains. Je n’en pouvais plus.

Un dimanche matin, alors que je préparais un gâteau avec Camille pour l’anniversaire de Laurent, le téléphone a encore sonné.

« Élodie ? Je crois que j’ai fait une bêtise avec mes médicaments… Tu pourrais venir tout de suite ? »

J’ai regardé ma fille, la pâte plein les mains.

« Maman… tu avais promis… »

J’ai senti la colère monter. J’ai pris mon manteau sans un mot et j’ai claqué la porte.

Chez Madame Dubois, j’ai trouvé une femme paniquée mais finalement sans gravité. Après avoir vérifié ses piluliers et rassuré son médecin au téléphone, je me suis effondrée sur sa chaise.

« Madame Dubois… Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai aussi une famille… »

Elle m’a regardée avec des yeux blessés.

« Tu veux m’abandonner comme tout le monde ? »

La culpabilité m’a transpercée. Mais cette fois-ci, quelque chose en moi s’est brisé.

« Je ne suis pas votre domestique ! Je veux bien vous aider, mais je ne peux pas tout faire à votre place ! »

Un silence glacial a envahi la pièce.

Je suis rentrée chez moi en pleurant. Laurent m’a prise dans ses bras sans un mot. Camille m’a tendu une part de gâteau.

Le lendemain, j’ai appelé les services sociaux pour demander une aide à domicile pour Madame Dubois. Elle ne m’a pas parlé pendant des semaines. Mais peu à peu, elle a accepté l’aide d’autres personnes.

Chez moi aussi, les choses ont changé. J’ai retrouvé du temps pour ma famille — et pour moi-même.

Parfois, je croise Madame Dubois dans le jardin partagé. Elle me salue d’un signe de tête un peu froid mais poli. Je ressens encore un pincement au cœur… Mais je sais que j’ai fait ce qu’il fallait.

Est-ce égoïste d’avoir posé mes limites ? Ou bien est-ce la seule façon de ne pas se perdre soi-même en voulant sauver les autres ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?