J’ai dit à mon fils de surveiller les ambitions de sa femme. Ou ils verraient de quoi je suis capable.
« Tu n’as jamais rien fait pour moi ! » La voix de Camille résonne encore dans le salon, tranchante comme une lame. Je serre les clés dans ma main, les jointures blanches, le cœur battant à tout rompre. Comment en sommes-nous arrivés là ? J’ai 54 ans, je travaille encore à la mairie de Dijon, et je pensais avoir tout fait pour que mon fils, Julien, ne manque jamais de rien. Mais ce soir, c’est moi qui me retrouve dehors, chassée par la colère et l’incompréhension.
Tout a commencé il y a trois ans, quand Julien m’a présenté Camille. Elle était belle, vive, ambitieuse — trop peut-être. Fille d’un notaire de province, elle avait grandi dans le confort et n’imaginait pas la vie autrement. Julien, lui, était mon unique enfant, mon trésor. Après la mort de son père, j’avais tout sacrifié pour lui : mes week-ends, mes économies, mes rêves. Quand il m’a dit qu’il voulait s’installer avec Camille, j’ai cru bien faire en leur offrant les clés de la maison familiale. « Profitez-en, commencez votre vie ici », avais-je dit en souriant. Je n’imaginais pas que ce geste deviendrait le début de la fin.
Au début, tout semblait parfait. Ils riaient dans la cuisine, invitaient des amis, parlaient de projets d’enfants. Je dormais dans la petite chambre du fond, heureuse de les voir heureux. Mais peu à peu, Camille a pris ses aises. Elle a changé la décoration sans me consulter — adieu les rideaux brodés de ma mère, bonjour les stores minimalistes. Elle a vidé le grenier de mes souvenirs d’enfance pour y installer son bureau d’architecte d’intérieur. Julien ne disait rien ; il souriait bêtement, amoureux et aveugle.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Camille assise à la table du salon avec ses parents. Ils parlaient succession et rénovation. « Il faudrait vendre la maison et acheter plus grand », disait son père en consultant des annonces sur son téléphone. J’ai senti un froid me traverser le dos. Ma maison ? Celle où j’avais élevé Julien ?
J’ai tenté d’en parler à mon fils :
— Julien, tu trouves normal qu’on parle de vendre la maison sans même m’en toucher un mot ?
Il a haussé les épaules :
— Maman, tu sais bien que c’est trop petit pour nous trois… Et puis Camille veut un vrai espace pour travailler.
Je me suis tue. Mais le malaise grandissait. Camille multipliait les petites piques : « Tu devrais penser à ta retraite », « Tu pourrais voyager au lieu de t’accrocher à cette vieille baraque », « On pourrait te trouver un joli appartement en centre-ville ». Toujours avec ce sourire poli qui cache mal le mépris.
Un dimanche matin, alors que je préparais le café, j’ai surpris une conversation entre eux :
— Elle ne partira jamais si on ne met pas un peu la pression.
— Mais c’est ma mère…
— Justement ! Elle doit comprendre que c’est notre tour maintenant.
J’ai senti mon cœur se briser. J’étais devenue un obstacle sur leur route.
La tension est montée crescendo. Un soir, Camille a explosé :
— Tu nous étouffes ! Tu refuses de tourner la page !
J’ai répondu, la voix tremblante :
— C’est toi qui veux tout contrôler ! Tu veux ma maison, mes souvenirs…
Julien s’est interposé :
— Arrêtez ! Vous me rendez fou toutes les deux !
J’ai compris que je n’avais plus ma place ici. J’ai pris mes affaires et j’ai claqué la porte.
Depuis ce soir-là, je dors chez ma sœur à Chenôve. Je repense à chaque détail : les anniversaires dans ce salon, les Noëls autour du sapin… Tout ça balayé par l’ambition d’une femme qui n’a jamais connu le manque.
Je me demande si j’ai trop donné à Julien. Si l’amour maternel n’est qu’un piège qui finit par se refermer sur nous-mêmes. Ou peut-être est-ce moi qui ai refusé de lâcher prise ?
Dites-moi… Jusqu’où iriez-vous pour protéger ce qui vous appartient ? L’amour d’une mère doit-il tout accepter ?