Ils festoient de mets raffinés, nous d’avoine : où est la justice ?

« Encore de l’avoine ? » Ma sœur Léa pousse son bol du bout des doigts, le regard perdu dans la vapeur tiède. Je n’ose pas la contredire. La cuillère me brûle la langue, mais je continue à avaler, machinalement, comme si chaque bouchée pouvait combler le vide qui s’est creusé entre nous et nos parents.

La porte d’entrée claque. Il est vingt heures passées. Maman rit, une odeur de foie gras et de vin flotte dans le couloir. Papa pose sa veste sur le dossier du fauteuil, sans même nous regarder. « Bonsoir les filles ! » lance-t-il d’une voix faussement enjouée. Je serre les poings sous la table.

« Vous voulez manger avec nous ? » Ma voix tremble à peine. Je sais déjà la réponse.

« Non merci, on a déjà dîné chez les Dubois. » Maman esquisse un sourire gêné, puis file dans leur chambre. La porte se referme sur leur monde, celui des dîners mondains et des secrets bien gardés.

Léa se lève brusquement. « J’en ai marre, Camille. Pourquoi ils font ça ? On n’existe pas pour eux ? »

Je n’ai pas de réponse. Depuis que Papa a été promu directeur régional d’une grande banque à Bordeaux, tout a changé. Avant, on dînait tous ensemble, on riait même parfois. Maintenant, ils courent de réception en réception, tandis que nous, on compte les centimes pour acheter du lait ou des pâtes.

Je me souviens encore du jour où tout a basculé. Papa est rentré avec une bouteille de champagne et un sourire éclatant. « On va pouvoir s’offrir tout ce qu’on veut ! » avait-il dit. Mais ce « on », c’était eux. Pour Léa et moi, il ne restait que les miettes.

Le lendemain matin, je croise Maman dans la cuisine. Elle porte un tailleur beige impeccable, ses cheveux relevés en chignon strict.

« Tu as besoin de quelque chose ? » demande-t-elle sans lever les yeux de son téléphone.

« Juste… pourquoi on ne mange plus ensemble ? »

Elle soupire, agacée. « Camille, tu sais bien qu’on a beaucoup de travail… Et puis, tu es grande maintenant. »

Grande ? J’ai dix-sept ans et j’ai l’impression d’être invisible.

À l’école, mes amis parlent de leurs vacances au ski ou à la mer. Moi, je mens. Je dis que mes parents sont très occupés, que je préfère rester à la maison. En vérité, je n’ai pas le choix.

Un soir, Léa rentre en pleurs. Elle a surpris une conversation entre Papa et Maman : ils envisagent de divorcer. « Tout ça pour ça ? » sanglote-t-elle dans mes bras. « Ils se battent pour des choses qu’on n’a même pas… »

Je sens la colère monter en moi comme une vague noire. Pourquoi nous infliger ça ? Pourquoi faire semblant devant les autres alors que tout s’effondre ici ?

Je décide d’agir. Un samedi soir, alors qu’ils s’apprêtent à sortir pour un gala caritatif – ironie cruelle – je bloque la porte du salon.

« On doit parler. Maintenant. »

Papa fronce les sourcils. « Ce n’est pas le moment, Camille. »

« Justement, c’est jamais le moment ! Vous partez tout le temps, vous mangez ailleurs pendant qu’on se contente d’avoine ! Vous ne voyez pas qu’on souffre ? »

Maman pâlit. Léa me serre la main.

« Ce n’est pas si simple… » commence-t-elle.

« Si, c’est simple ! On veut juste une famille normale ! On veut dîner ensemble, parler… Exister pour vous ! »

Le silence tombe comme une chape de plomb. Papa détourne les yeux. Maman essuie une larme discrète.

« Je suis désolée », murmure-t-elle enfin. « On a cru bien faire… On voulait vous offrir une vie meilleure… »

« Mais à quel prix ? » souffle Léa.

Cette nuit-là, ils restent à la maison. Pour la première fois depuis des mois, nous partageons un vrai repas – simple mais sincère. Les mots sortent difficilement, mais ils sont là.

Les jours suivants ne sont pas magiques. Les habitudes ont la vie dure et les blessures mettent du temps à cicatriser. Mais quelque chose a changé : ils essaient.

Parfois, je me demande : est-ce vraiment possible de réparer ce qui a été brisé si longtemps ? Peut-on retrouver la chaleur d’une famille quand on a connu le froid de l’indifférence ? Qu’en pensez-vous ?