Entre le travail, la solitude et l’amour : le cri silencieux d’une mère seule

— Maman, tu peux venir chercher les enfants à l’école aujourd’hui ? Je t’en supplie, je termine tard…

Le silence de ma mère au bout du fil est plus assourdissant que n’importe quel cri. Je serre le combiné contre mon oreille, le cœur battant, la gorge serrée. J’entends à peine le bruit de la vaisselle dans sa cuisine, là-bas, à Montreuil, à seulement deux stations de métro de chez moi. Mais la distance entre nous semble infranchissable.

— Carmen, tu sais bien que je ne peux pas. J’ai mes habitudes, et puis… je ne suis plus toute jeune. Tu dois comprendre, ma chérie.

Je raccroche, les larmes aux yeux, la colère au ventre. Comprendre ? Comment pourrais-je comprendre ? Depuis la mort de François, il y a un an, je n’ai pas eu une seule soirée de répit. Trois enfants à gérer, un boulot de caissière au Franprix du quartier, des horaires impossibles, et personne sur qui compter. Même pas ma propre mère.

Je m’appelle Carmen, j’ai trente-sept ans, et je vis à Saint-Denis avec mes trois enfants : Léa, huit ans, Hugo, six ans, et la petite dernière, Manon, qui n’a que trois ans. Mon mari est parti un matin de janvier, emporté par une crise cardiaque. Depuis, je me bats. Je me bats contre la fatigue, contre la solitude, contre l’injustice de cette vie qui ne m’a rien épargné.

Ce soir-là, comme tant d’autres, je cours. Je quitte la caisse en laissant un sourire de façade à mon chef, M. Dupuis, qui ne comprend rien à ma vie. Je fonce à l’école, j’arrive en retard, encore. Léa me regarde avec ses grands yeux tristes. Hugo me lance :

— Pourquoi t’es toujours la dernière, maman ?

Je n’ai pas de réponse. Je serre leurs petites mains, je porte Manon qui s’endort sur mon épaule. Je me sens coupable, épuisée, invisible.

À la maison, c’est la course : devoirs, bain, dîner. Je n’ai pas le temps de souffler. Parfois, je m’enferme dans la salle de bains, je laisse couler l’eau pour masquer mes sanglots. Je pense à François, à ce qu’il dirait, à ce qu’il ferait. Je pense à ma mère, à son refus de m’aider, à ses excuses qui me blessent plus qu’elles ne me soulagent.

Un dimanche, je décide d’aller la voir. Je prends les enfants, on traverse Paris en métro. Chez elle, tout est calme, ordonné. Elle nous accueille avec un sourire crispé.

— Tu sais, Carmen, je ne suis pas faite pour m’occuper d’enfants. J’ai élevé les miens, j’ai donné. Maintenant, c’est à toi.

Je sens la colère monter.

— Mais maman, je ne te demande pas de tout faire ! Juste un peu d’aide, une fois de temps en temps. Je suis seule, tu comprends ?

Elle détourne le regard, s’affaire à la cuisine.

— Tu es forte, Carmen. Tu t’en sors très bien.

Je voudrais hurler. Forte ? Je ne me sens pas forte. Je me sens au bord du gouffre. Mais je ravale mes mots. Les enfants jouent dans le salon, inconscients de la tension qui flotte dans l’air.

Le soir, de retour chez moi, je reçois un message de mon frère, Philippe. Il vit à Lyon, il a sa vie, ses enfants. Il m’écrit :

« Maman dit que tu exagères. Elle est fatiguée, tu devrais comprendre. »

Encore ce mot : comprendre. Mais qui me comprend, moi ?

Les semaines passent. Je m’enfonce dans une routine épuisante. Je dors mal, je fais des cauchemars. Un soir, je craque. Je crie sur Léa parce qu’elle a renversé son verre de lait. Elle se met à pleurer. Je m’effondre à côté d’elle, je la serre dans mes bras.

— Pardon, ma chérie, pardon…

Je me sens monstrueuse. Je me dis que je ne suis pas une bonne mère. Je me dis que je vais sombrer.

Un matin, à la sortie de l’école, je croise Sophie, une autre maman. Elle me regarde, inquiète.

— Ça va, Carmen ? Tu as l’air épuisée…

Je fonds en larmes. Elle me prend dans ses bras. C’est la première fois depuis des mois que quelqu’un me serre ainsi. Elle me propose de garder les enfants un soir, pour que je puisse souffler. J’accepte, honteuse mais soulagée.

Ce soir-là, je marche seule dans les rues de Saint-Denis. Je respire. Je pense à tout ce que j’ai traversé. Je pense à ma mère, à son incapacité à m’aider, à son égoïsme peut-être, ou à ses propres blessures. Je pense à mes enfants, à leur innocence, à leur besoin d’amour.

Je me demande pourquoi, en France, on parle tant de solidarité familiale alors que, dans la réalité, tant de femmes comme moi se retrouvent seules, épuisées, invisibles. Pourquoi la société attend-elle tout des mères, et si peu des autres ? Pourquoi est-ce si difficile de demander de l’aide, et pourquoi est-ce si douloureux de ne pas la recevoir ?

Je rentre chez moi, les joues sèches, le cœur un peu plus léger. Je me dis que je dois tenir, pour eux, pour moi. Mais parfois, la nuit, je me demande : combien de temps encore vais-je pouvoir continuer ainsi ? Est-ce que d’autres mères ressentent la même solitude, la même fatigue ? Est-ce que, quelque part, quelqu’un m’entend ?