Entre le silence et le cri : Histoire de Claire, fille d’un HLM à Saint-Denis
— Tu rentres encore à cette heure-là ?! hurle mon père, la voix déjà éraillée par l’alcool, alors que je claque la porte de l’appartement du 12e étage. Il est 19h30, mais pour lui, c’est déjà trop tard. Ma mère, assise sur le canapé, baisse les yeux. Elle ne dit rien. Elle ne dit jamais rien. Le silence, chez nous, c’est une armure. Mais ce soir-là, je sens que je vais exploser.
Je m’appelle Claire, j’ai vingt-deux ans aujourd’hui, mais cette scène se répète dans ma tête comme un vieux film rayé. J’ai grandi dans un HLM à Saint-Denis, là où les ascenseurs sentent la pisse et où les voisins connaissent mieux vos secrets que votre prénom. Mon père, Gérard, était ouvrier à l’usine PSA d’Aulnay avant d’être licencié. Depuis, il boit. Ma mère, Sylvie, a arrêté de rêver le jour où elle a épousé mon père. Moi, j’ai appris à marcher sur la pointe des pieds pour éviter les éclats de voix.
— Claire, viens m’aider à mettre la table, souffle ma mère d’une voix lasse. Je sens son regard implorant : « Ne réponds pas à ton père. » Mais ce soir-là, je n’en peux plus.
— Tu crois que c’est normal de me parler comme ça ? Tu crois que j’ai pas le droit de vivre ?
Un silence glacial tombe. Mon père me fixe, les yeux rouges.
— Tant que tu vis sous mon toit, tu fais ce que je dis !
Je serre les poings. J’ai envie de hurler. Mais je me retiens. Je sais comment ça finit sinon : des assiettes qui volent, des portes qui claquent, ma mère qui pleure en silence dans la salle de bains.
La nuit, j’écoute les bruits du quartier : les scooters qui filent sous les fenêtres, les rires des jeunes en bas des tours, parfois des sirènes de police. Je rêve d’ailleurs. Je rêve d’un endroit où on ne me jugerait pas parce que je viens d’ici, où je pourrais aimer sans avoir honte de mon nom ou de mon adresse.
À l’école, ce n’était pas mieux. Les profs disaient que j’étais « intelligente mais distraite ». Ils ne savaient pas que je passais mes soirées à calmer mon petit frère Hugo quand papa criait trop fort. Hugo a six ans de moins que moi. Il dort souvent avec ses écouteurs pour ne pas entendre les disputes.
Un jour, au lycée Paul-Éluard, j’ai rencontré Camille. Elle venait d’une famille « normale », comme elle disait : un père prof de maths, une mère infirmière. Chez elle, on mangeait ensemble sans se crier dessus. Je me sentais étrangère dans sa cuisine lumineuse. Mais Camille m’a tendu la main.
— Tu sais Claire, t’es pas obligée de rester là-bas toute ta vie.
J’ai ri jaune.
— Facile à dire quand on a une maison avec jardin…
Mais ses mots sont restés en moi comme une graine qu’on plante sans y croire.
À dix-huit ans, j’ai eu mon bac avec mention. Mon père n’a rien dit. Ma mère a pleuré en cachette. J’ai trouvé un petit boulot dans un supermarché pour économiser et partir. Mais partir d’ici, ce n’est pas si simple. On laisse derrière soi des morceaux de soi-même.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé Hugo assis dans le couloir, les genoux contre la poitrine.
— Papa a encore cassé la télé…
Je l’ai pris dans mes bras. J’ai senti toute sa peur, toute sa tristesse collée à sa peau d’enfant.
— On va s’en sortir, Hugo. Je te le promets.
Mais comment tenir une promesse pareille ?
Le vrai drame est arrivé l’été dernier. Mon père a été arrêté pour avoir frappé un voisin lors d’une dispute alcoolisée. Les flics sont montés chez nous ; tout l’immeuble a entendu. La honte m’a brûlée comme une gifle.
Ma mère s’est effondrée. J’ai dû tout gérer : les papiers du tribunal, Hugo qui faisait des cauchemars, les regards des voisins dans l’ascenseur.
Un soir, Camille est venue me voir.
— Tu ne peux pas tout porter seule… Viens habiter chez moi quelques temps.
J’ai refusé d’abord. Par fierté. Par peur aussi de devenir « l’assistée », celle qu’on plaint mais qu’on n’invite jamais vraiment.
Mais un matin, après une nuit blanche à consoler Hugo et à entendre ma mère sangloter derrière la porte de la salle de bains, j’ai craqué.
Chez Camille, j’ai découvert le silence apaisant d’un foyer sans violence. J’ai pu respirer sans crainte qu’un mot de travers ne fasse tout exploser.
Petit à petit, j’ai repris mes études en alternance dans une petite agence immobilière à Montreuil. J’ai appris à sourire sans me méfier. Mais chaque fois que je rentre voir ma mère et Hugo dans notre tour grise, la boule au ventre revient.
Un jour, ma mère m’a prise à part :
— Tu crois qu’on va s’en sortir un jour ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Peut-on vraiment se libérer du passé ?
Aujourd’hui encore, je me bats pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Pour aimer sans peur. Pour pardonner à mon père sans oublier ce qu’il nous a fait subir.
Est-ce qu’on peut vraiment guérir des blessures de l’enfance ? Ou bien traîne-t-on toujours avec soi ce silence et ces cris ? Qu’en pensez-vous ?