Entre le cœur et la raison : quand accueillir sa fille devient un dilemme
— Tu ne peux pas nous laisser dehors, maman !
La voix de ma fille résonne encore dans l’entrée, tremblante, presque cassée. Je serre Ariana contre moi, sa petite main accrochée à la mienne comme à une bouée. Dehors, la pluie martèle les vitres, et dans mon salon, l’orage gronde aussi fort que dans le ciel de Lyon.
Je ferme les yeux un instant. Je revois Christian, il y a deux ans, affalé sur mon canapé, les pieds sur la table basse, une bière à la main. Les cris avec Eva, les portes qui claquent, les factures impayées qui s’accumulent sur le buffet. J’ai cru devenir folle à force de supporter ses promesses jamais tenues et son regard fuyant chaque fois que je lui demandais de chercher du travail.
— Je t’en supplie, maman… On n’a nulle part où aller. Christian a perdu son boulot à l’entrepôt, et le propriétaire veut nous mettre dehors.
Je regarde Eva. Ses yeux sont cernés, ses joues creusées. Elle n’a que trente ans mais en paraît dix de plus. Ariana, sept ans, ne comprend pas tout mais sent la tension. Elle se blottit contre moi.
— Toi et Ariana, vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous voudrez. Mais Christian… non. Je ne veux plus de lui chez moi.
Le silence tombe, lourd comme une chape de plomb. Eva me fixe, incrédule.
— Tu ne peux pas nous séparer !
— Je ne vous sépare pas. Je protège ma maison. Tu sais ce que c’était, la dernière fois…
Elle détourne les yeux. Je sais qu’elle se souvient des disputes, des nuits blanches à pleurer dans ma chambre pendant que Christian hurlait dans le salon. Je sais aussi qu’elle a honte de revenir ici, encore une fois.
— Il a changé… Il fait des efforts…
Je secoue la tête.
— Il dit toujours ça. Mais il ne change jamais.
Ariana me regarde avec ses grands yeux bruns.
— Mamie… Papa va venir aussi ?
Je m’accroupis devant elle.
— Non, ma chérie. Papa va devoir trouver un autre endroit pour dormir.
Elle baisse la tête. Je sens mon cœur se serrer. Suis-je une mauvaise mère ? Une mauvaise grand-mère ?
Le lendemain matin, Eva fait sa valise en silence. Christian attend dans la voiture devant l’immeuble. Il ne monte pas ; il sait que je ne veux pas le voir. J’aide Ariana à ranger ses peluches dans un sac à dos rose.
— Mamie, pourquoi papa ne peut pas venir ?
Je soupire.
— Parce que parfois, les adultes doivent prendre des décisions difficiles pour protéger ceux qu’ils aiment.
Eva descend l’escalier en traînant sa valise. Elle s’arrête sur le palier.
— Tu me demandes de choisir entre toi et lui…
— Non. Je te demande de choisir ce qui est bon pour toi et ta fille.
Elle éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras. J’ai envie de hurler aussi. Pourquoi la vie est-elle si compliquée ? Pourquoi faut-il toujours choisir entre le cœur et la raison ?
Les jours passent. Ariana retrouve un peu le sourire à l’école du quartier. Elle joue avec les enfants du voisinage, rit à nouveau dans le parc en bas de l’immeuble. Mais Eva reste enfermée dans sa chambre des heures entières, téléphone collé à l’oreille, à parler avec Christian ou à pleurer en silence.
Un soir, alors que je prépare le dîner, elle entre dans la cuisine.
— Il dort dans sa voiture… Il n’a vraiment nulle part où aller.
Je pose la casserole sur la table.
— Eva… Je comprends ta peine. Mais je ne peux pas revivre ce cauchemar. J’ai travaillé toute ma vie pour avoir un peu de paix chez moi.
Elle s’effondre sur une chaise.
— Tu ne comprends pas… Il est perdu sans nous.
— Et toi ? Tu ne te perds pas à force de vouloir le sauver ?
Elle ne répond pas. Le silence s’installe à nouveau entre nous.
Quelques jours plus tard, Christian débarque devant l’immeuble. Il tambourine à la porte d’entrée en criant le nom d’Eva. Les voisins ouvrent leurs fenêtres ; certains filment avec leurs téléphones. Je descends en courant pour éviter un scandale.
— Christian ! Pars d’ici !
Il me fixe avec des yeux rouges de colère et de fatigue.
— C’est ma famille ! Tu n’as pas le droit !
— J’ai tous les droits chez moi !
Eva arrive derrière moi, Ariana agrippée à sa jupe.
— Papa !
Christian s’effondre sur le trottoir en sanglotant. Eva court vers lui, Ariana aussi. Je reste là, figée, incapable d’avancer ou de reculer.
Le lendemain, Eva m’annonce qu’elle va repartir avec Christian. Ils ont trouvé une chambre d’hôtel social pour quelques semaines.
— Tu as fait ce que tu devais faire… Mais je ne peux pas abandonner Christian maintenant.
Je serre Ariana une dernière fois contre moi avant qu’ils partent tous les trois sous la pluie battante.
Ce soir-là, je reste seule dans mon salon silencieux. J’ai protégé ma maison… mais ai-je perdu ma fille ? Est-ce vraiment ça, être une bonne mère ?