Entre l’amour et le rejet : Le boomerang de ma vie de mère

« Tu ne comprends jamais rien, Camille ! » Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Camille baisse les yeux, ses doigts tremblent sur la table. Thomas, lui, lève à peine la tête de son téléphone, sûr de sa place dans mon cœur. Ce matin-là, comme tant d’autres, je sens la colère monter en moi sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être parce que Camille me ressemble trop. Peut-être parce qu’elle ose me répondre, qu’elle ne se laisse pas faire.

Je m’appelle Victoria. J’ai 52 ans, et si l’on me croise dans les rues de Bordeaux, on me trouve élégante, sûre de moi. Mais à l’intérieur, c’est un chaos permanent. J’ai toujours préféré Thomas. Il était doux, attentif, il m’écoutait sans jamais me contredire. Camille, elle, a toujours été rebelle. Dès l’enfance, elle posait des questions qui dérangeaient, elle voulait comprendre le monde au lieu de s’y soumettre. Je n’ai jamais su comment l’aimer.

« Pourquoi tu cries toujours sur moi ? » me demande-t-elle un soir d’hiver, alors que la pluie martèle les vitres. Je détourne les yeux. Je ne sais pas quoi répondre. Je pourrais lui dire que je suis fatiguée, que la vie ne m’a pas fait de cadeaux. Mais ce serait mentir. La vérité, c’est que je ne supporte pas sa fragilité, son besoin d’amour que je ne peux pas lui donner.

Mon mari, Philippe, a longtemps tenté de rétablir l’équilibre. « Tu es trop dure avec elle », répétait-il. Mais je balayais ses remarques d’un revers de main. « Elle doit apprendre à se défendre », répondais-je sèchement. Au fond, j’avais peur qu’elle devienne comme moi : une femme qui se protège derrière une carapace d’indifférence.

Les années ont passé. Thomas a réussi ses études à Sciences Po Paris ; il m’appelait chaque semaine pour me raconter ses réussites. J’étais fière de lui comme une lionne de son petit. Camille, elle, a choisi les Beaux-Arts à Toulouse. Je n’ai jamais compris ce choix. « Tu vas finir serveuse », lui ai-je lancé un jour où elle m’annonçait une exposition. Elle n’a rien répondu. Elle est partie dans sa chambre et a claqué la porte.

À Noël dernier, la tension était palpable autour de la table. Thomas racontait ses projets d’expatriation à Montréal ; tout le monde l’écoutait avec admiration. Camille tentait d’expliquer sa dernière œuvre – une sculpture sur le thème du rejet maternel – mais personne ne l’écoutait vraiment, surtout pas moi.

Après le repas, elle est venue me voir dans la cuisine. « Tu sais maman, j’aurais aimé que tu sois fière de moi aussi… » Sa voix tremblait. J’ai senti une boule dans ma gorge mais je n’ai rien dit. Je n’ai jamais su demander pardon.

Aujourd’hui, Thomas vit au Canada et m’appelle de moins en moins. Il a rencontré une Québécoise et construit sa vie loin de moi. Camille ne vient plus aux repas de famille ; elle m’a écrit une lettre il y a six mois pour me dire qu’elle avait besoin de distance pour se reconstruire.

Je passe mes journées seule dans notre appartement trop grand. Je regarde les photos sur le buffet : Thomas enfant dans mes bras, Camille en retrait sur le côté. Je repense à toutes ces fois où j’aurais pu tendre la main à ma fille et où j’ai préféré l’ignorer.

Un soir d’automne, alors que je rangeais la chambre de Camille restée intacte depuis son départ, je suis tombée sur un carnet rempli de dessins et de mots griffonnés : « Pourquoi maman ne m’aime-t-elle pas ? » J’ai éclaté en sanglots pour la première fois depuis des années.

Je repense à ma propre mère, froide et distante, qui ne m’a jamais prise dans ses bras. Ai-je reproduit ce schéma sans m’en rendre compte ? Est-ce que l’on peut aimer un enfant plus qu’un autre sans le détruire ?

Je voudrais demander pardon à Camille mais je ne sais pas comment faire le premier pas. J’ai peur qu’il soit trop tard.

Est-ce que vous aussi vous avez déjà ressenti ce vide entre un parent et un enfant ? Est-ce qu’on peut réparer ce qui a été brisé ?