Entre Devoir et Douleur : Mon Père, Ce Vieil Inconnu
« Tu pourrais au moins venir m’aider, je suis ton père, tu me dois bien ça ! »
Sa voix résonne encore dans ma tête, sèche, autoritaire, comme si rien n’avait changé depuis mon enfance. J’étais assis dans ma petite cuisine de Lyon, la tasse de café tremblant entre mes mains. Il était huit heures du matin, un lundi gris de novembre. Je n’avais pas entendu sa voix depuis presque deux ans. Pourtant, il avait trouvé le courage – ou l’audace – de composer mon numéro pour exiger mon aide.
Je m’appelle Julien Morel. J’ai quarante-trois ans et, jusqu’à ce coup de fil, j’avais réussi à construire une vie à peu près stable, loin de l’ombre pesante de mon père, Gérard. Il vit toujours dans la maison familiale à Villeurbanne, seul depuis le départ de ma mère il y a dix ans. Notre relation a toujours été un champ de ruines : des cris, des silences, des regards froids. Jamais un mot tendre. Jamais un « je t’aime ».
« Julien, tu m’écoutes ? J’ai besoin que tu viennes ce week-end. J’ai du mal à marcher, et il faut que quelqu’un m’aide pour les courses et le ménage. »
Je serre les dents. Il ne demande pas, il ordonne. Comme toujours. Je me souviens de ces soirs d’hiver où il rentrait du travail, fatigué et amer, et où il trouvait toujours une raison de me reprocher quelque chose : mes notes à l’école, ma façon de parler, mes amis. Ma mère tentait parfois d’intervenir, mais elle finissait par baisser les bras devant sa colère sourde.
« Tu sais que je travaille le samedi… »
Il coupe court : « Tu peux bien faire un effort. Je suis ton père. »
Ce mot – père – me brûle la gorge. Qu’est-ce que ça veut dire, être père ? Est-ce simplement donner la vie et exiger en retour ? Ou est-ce aimer, soutenir, protéger ?
Je raccroche sans promettre quoi que ce soit. Toute la journée, je rumine cette conversation. Ma compagne, Claire, remarque mon agitation.
— Ça va pas ?
— C’est mon père… Il veut que je vienne l’aider.
— Tu vas y aller ?
— Je ne sais pas. Il ne m’a jamais rien donné d’autre que des reproches. Pourquoi je devrais être là pour lui maintenant ?
Claire pose sa main sur la mienne.
— Parce que tu es quelqu’un de bien. Mais tu as aussi le droit de penser à toi.
Le samedi arrive trop vite. Je me retrouve devant la porte de la maison où j’ai grandi. L’odeur familière du couloir me serre le cœur. J’hésite avant de sonner. Il ouvre la porte, voûté, les cheveux plus blancs que dans mes souvenirs.
— T’as mis le temps…
Aucune chaleur dans sa voix. Je pose mon sac dans l’entrée.
— Bonjour à toi aussi.
Il détourne les yeux et retourne s’asseoir dans le salon en traînant les pieds. La maison est en désordre : vaisselle sale, poussière sur les meubles, courrier entassé sur la table basse.
— Tu pourrais commencer par passer l’aspirateur.
Je ravale ma colère et obéis machinalement. Pendant que je nettoie, il allume la télévision à fond pour regarder les infos. Pas un mot de remerciement.
À midi, je prépare des pâtes. Il mange en silence puis pousse son assiette.
— T’as pas changé… Toujours aussi lent.
Je sens la vieille blessure se rouvrir. Je me retiens de lui répondre. Après le repas, il s’endort dans son fauteuil. Je regarde ses mains ridées, ses traits tirés par l’âge et la solitude. Un mélange de pitié et de rancœur m’envahit.
En rangeant la cuisine, je tombe sur une vieille photo de moi enfant avec ma mère. Nous sourions tous les deux ; lui n’est pas sur la photo. Je me demande s’il a jamais compris ce qu’il m’a volé : l’insouciance, la confiance en moi.
Le soir tombe. Avant de partir, je lui demande :
— Tu veux que je repasse demain ?
Il hausse les épaules.
— Fais comme tu veux… Mais j’ai besoin d’aide pour mes papiers aussi.
Toujours cette façon de demander sans demander vraiment. Sur le chemin du retour, je sens les larmes monter. Pourquoi est-ce si difficile d’aimer son propre père ? Pourquoi ai-je l’impression d’être encore ce petit garçon qui attend un signe d’affection ?
Les semaines passent et je retourne chez lui chaque samedi. Parfois il râle moins, parfois il me raconte un souvenir d’enfance – mais jamais il ne s’excuse pour le passé. Un jour, alors que je trie ses papiers administratifs avec lui, il lâche soudain :
— T’as jamais eu facile avec moi… Mais c’est comme ça dans la vie.
Je le regarde, surpris par cette esquisse d’aveu.
— Tu regrettes ?
Il détourne les yeux vers la fenêtre.
— On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a…
C’est tout ce que j’aurai comme excuse.
Aujourd’hui encore, je continue d’aller chez lui chaque semaine. Je ne sais pas si c’est par devoir ou par espoir d’obtenir enfin ce mot qui me manque tant : pardon.
Est-ce que je fais bien ? Est-ce qu’on doit tout à ses parents même quand ils ne nous ont jamais donné l’essentiel ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?