Entre Deux Foyers : Lettre d’une Fille Perdue

« Tu ne comprends pas, Camille. Ce n’est pas aussi simple que tu le crois ! »

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la lettre froissée dans ma main, celle que j’ai trouvée par hasard dans le tiroir du buffet, entre deux factures oubliées. Une lettre officielle, froide, impersonnelle : elle y renonce à l’héritage de mes grands-parents au profit de ma tante Sylvie. Je relis les mots, incrédule. Comment a-t-elle pu ?

Je vis avec elle depuis trois ans, depuis que papa est parti avec une autre femme et que la maison s’est vidée de ses rires. Je me suis occupée d’elle, de ses insomnies, de ses angoisses, de ses silences. J’ai mis de côté mes études à Lyon pour revenir à Dijon, dans ce pavillon qui sent la cire et les souvenirs. Et voilà qu’aujourd’hui, tout ce que je croyais solide s’effondre.

« Tu ne comprends pas… » Mais si, maman, je comprends trop bien. Tu as toujours préféré Sylvie. La petite dernière, celle qui a su partir à Paris, qui a réussi dans la mode, qui t’envoie des photos de ses voyages à Bali alors que moi je fais les courses chez Carrefour Market et je t’accompagne chez le médecin.

Je me souviens de ce dimanche d’hiver où tout a basculé. Nous étions attablées devant un café tiède, la pluie battait contre les vitres. Maman fixait son mug comme si elle y cherchait des réponses.

— Camille… Si jamais il arrivait quelque chose à mamie et papi… Tu sais que l’argent ne fait pas le bonheur.

— Mais il aide à payer les factures, non ?

Elle n’a rien répondu. Juste ce silence épais, cette gêne qui me serre la gorge aujourd’hui encore.

Depuis la découverte de la lettre, tout est devenu électrique entre nous. Je n’ose plus lui parler sans craindre une dispute. Elle évite mon regard, se réfugie dans ses mots croisés ou devant la télé. Parfois, j’entends ses sanglots étouffés derrière la porte de sa chambre. Et moi ? Je me débats avec ma colère et mon incompréhension.

J’ai tenté d’en parler à mon oncle Jean, le frère de maman. Il m’a écoutée en silence puis a soupiré :

— Ta mère a toujours eu du mal à dire non à Sylvie. Elle pense qu’elle n’a pas besoin de grand-chose…

Mais moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ? À mes sacrifices ? À mes rêves envolés ?

Hier soir, j’ai craqué. J’ai frappé à la porte de sa chambre.

— Maman, pourquoi ? Pourquoi tu as fait ça ?

Elle a levé les yeux vers moi, rougis par les larmes.

— Camille… Je voulais éviter des conflits. Sylvie a tant de dettes… Elle m’a suppliée. Et puis toi… tu es forte, tu t’en sortiras toujours.

Forte ? Je me sens brisée. J’ai hurlé :

— Forte ? Tu crois que c’est facile de tout porter seule ? Tu crois que c’est juste ?

Elle a baissé la tête. J’ai claqué la porte derrière moi.

Depuis, je dors mal. Je tourne en rond dans cette maison qui n’est plus vraiment la mienne. J’entends les voisins rire dans leur jardin ; moi je me sens étrangère partout. Même mes amis ne comprennent pas :

— Mais c’est juste de l’argent, Camille !

Non. Ce n’est pas juste de l’argent. C’est une reconnaissance. C’est le sentiment d’avoir compté pour quelqu’un.

Ce matin, j’ai reçu un message de Sylvie :

« Camille, je sais que tu es en colère contre moi mais maman avait ses raisons. On pourrait en parler autour d’un café ? »

Je n’ai pas répondu. Je ne sais pas si j’en ai la force.

J’écris cette lettre parce que je me sens perdue. Parce que j’ai besoin qu’on m’écoute sans juger. Est-ce égoïste de vouloir un peu de justice ? Est-ce mal de réclamer ce qu’on pense mériter ?

Je regarde ma mère qui somnole sur le canapé, une couverture sur les genoux. Je l’aime malgré tout. Mais comment pardonner ? Comment reconstruire ce qui a été brisé ?

Peut-on vraiment tourner la page quand on se sent trahi par ceux qu’on aime le plus ? Est-ce que d’autres ont déjà ressenti cette douleur sourde d’être invisible dans sa propre famille ?