Entre Deux Feux : Ma Belle-Mère, Notre Maison, et le Prix du Bonheur
« Tu ne peux pas me demander ça, Paul ! » Ma voix tremble, mais je ne peux plus retenir ma colère. Il est vingt-trois heures passées, la lumière blafarde de la cuisine éclaire nos visages fatigués. Monique, sa mère, dort à l’étage, dans ce qui était autrefois mon bureau. Paul serre les poings sur la table. « Elle n’a plus personne, Claire. Tu voudrais qu’on la laisse seule ? »
Je me détourne pour cacher mes larmes. Depuis trois mois, notre vie n’est plus la même. Monique a débarqué avec ses valises et son chagrin après la mort soudaine de mon beau-père, Gérard. Elle n’a que Paul comme enfant. Je comprends sa détresse, mais je n’étais pas prête à sacrifier notre intimité, notre routine, notre couple.
Au début, j’ai voulu bien faire. J’ai réaménagé le bureau en chambre d’amis, acheté des rideaux fleuris pour lui rappeler sa maison à Tours. Mais très vite, Monique a pris ses aises. Elle critique ma façon de cuisiner (« Chez nous, on ne met jamais d’ail dans la ratatouille ! »), elle s’immisce dans l’éducation de nos enfants (« Laisse-les jouer dehors sans manteau, tu vas les rendre fragiles ! »), elle commente même mes choix professionnels (« Tu travailles trop, Claire… Une mère doit être présente ! »).
Paul ne voit rien ou fait semblant. Il travaille tard à la mairie et me laisse gérer le quotidien. Les enfants sont partagés : Lucie adore sa grand-mère qui lui raconte des histoires d’un autre temps ; Hugo, adolescent rebelle, fuit la maison dès qu’il le peut.
Un soir, alors que je rentre du travail épuisée, je surprends une conversation entre Monique et Lucie :
— Tu sais, ma chérie, maman est très fatiguée parce qu’elle ne sait pas s’organiser…
— Mais mamie, maman travaille beaucoup !
— Oui, mais une vraie maman doit penser à sa famille d’abord.
J’ai senti un froid glacial m’envahir. Monique sape mon autorité auprès de mes enfants. Je me suis réfugiée dans la salle de bains pour pleurer en silence.
J’ai tenté d’en parler à Paul :
— Ta mère me critique devant les enfants. Je ne peux plus respirer chez moi !
Il soupire :
— Elle est vieille, elle est perdue… Sois patiente.
Patiente ? Jusqu’à quand ?
La question de la maison de retraite s’est vite posée. J’ai commencé à me renseigner : 2 500 euros par mois pour une chambre correcte à l’EHPAD du quartier ! Même en additionnant nos salaires, c’est impossible sans vendre la voiture ou puiser dans les économies des enfants. Paul refuse catégoriquement :
— Je ne mettrai jamais ma mère dans un mouroir !
Je me sens piégée. Je culpabilise à l’idée de vouloir retrouver ma liberté. Mais chaque jour, Monique grignote un peu plus mon espace vital. Elle a même déplacé mes livres pour installer ses bibelots sur l’étagère du salon.
Un dimanche midi, tout a explosé. Monique a critiqué mon gratin devant toute la famille :
— Ce n’est pas comme ça qu’on fait un vrai gratin dauphinois !
J’ai posé mon assiette et j’ai quitté la table en silence. Paul m’a rejointe dans la chambre :
— Tu exagères… Ce n’est qu’un gratin.
— Non Paul ! Ce n’est pas qu’un gratin. C’est tout le reste… Je ne suis plus chez moi !
Les jours suivants ont été tendus. Je me suis surprise à rêver d’un petit appartement rien qu’à moi. Mais je n’ai pas ce courage. Les enfants ont besoin de stabilité. Et puis… que diraient les voisins ? Ici, à Angers, tout se sait vite.
Un soir d’orage, alors que je rangeais la cuisine après le dîner (seule, comme toujours), Monique est descendue en peignoir.
— Claire… Je te dérange ?
Je me suis raidie.
— Non… Qu’y a-t-il ?
Elle s’est assise en face de moi.
— Je sais que je ne suis pas facile… Mais tu sais, perdre Gérard après cinquante ans de vie commune… C’est comme si on m’avait arraché une partie de moi-même.
J’ai senti mes défenses tomber.
— Je comprends… Mais c’est difficile pour moi aussi.
Elle a hoché la tête.
— Je ne veux pas être un fardeau… Mais j’ai peur d’être seule.
Pour la première fois depuis des mois, j’ai vu Monique autrement : une femme brisée par la solitude et la vieillesse. Mais cela ne règle rien. L’amour ne suffit pas toujours à réparer ce que la vie brise.
Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par devoir familial ? À quel moment a-t-on le droit de penser à soi sans être taxée d’égoïsme ? Et vous… que feriez-vous à ma place ?