Entre Deux Feux : Le Poids du Sang et des Non-Dits
— Camille, je suis désolée… Je n’en peux plus de maman. Je ne sais plus quoi faire.
La voix de Pauline tremblait au téléphone, et ce n’était pas la première fois. Mais ce soir-là, alors que la pluie battait contre les vitres de mon petit appartement à Lyon, ses mots résonnaient différemment. J’ai senti une fissure s’ouvrir dans ce mur de silence que nous avions bâti autour de notre mère.
Je suis l’aînée. Celle qui a toujours tout fait « comme il faut ». À six ans déjà, je réchauffais le biberon de Pauline pendant que maman s’enfermait dans sa chambre pour « se reposer ». Je me souviens encore de l’odeur du lait brûlé, du carrelage froid sous mes pieds nus, et du regard vide de maman quand elle sortait enfin, les yeux rougis, sans un mot pour moi.
En grandissant, mes tâches ont changé, mais le poids est resté. Les courses, les devoirs, la cuisine… et surtout, protéger Pauline des colères imprévisibles de maman. Papa ? Il travaillait tard ou s’échappait dans son garage. Il disait que c’était « pour nous », mais je savais qu’il fuyait.
À l’école, j’étais la première de la classe. On disait que j’étais « sérieuse », « mature ». Mais personne ne voyait mes mains trembler quand je rentrais à la maison, ni les nuits blanches passées à consoler Pauline après une énième dispute. Maman disait que j’étais « sa petite femme », que sans moi elle ne s’en sortirait pas. Je croyais que c’était de l’amour.
Le lycée a été un souffle d’air frais. J’ai rencontré Thomas, j’ai découvert la littérature, j’ai rêvé d’ailleurs. Mais chaque fois que je pensais partir, la voix de maman résonnait :
— Tu ne vas pas me laisser seule avec ta sœur ?
Alors je restais. Pour Pauline. Pour ne pas être « égoïste ».
Le vrai drame a éclaté l’année dernière. Papa est parti pour de bon — une autre femme, une autre vie. Maman s’est effondrée, puis s’est relevée plus dure encore. Pauline a commencé à sortir tard, à sécher les cours. Un soir, elles se sont hurlé dessus si fort que les voisins ont appelé la police. J’étais à Paris pour un stage ; j’ai pris le premier train du matin.
Quand je suis arrivée, la maison sentait la cendre froide et le renfermé. Pauline était enfermée dans sa chambre, maman pleurait dans la cuisine. J’ai tenté de recoller les morceaux, mais tout était trop brisé.
Depuis ce jour-là, j’ai pris mes distances. J’ai trouvé un travail à Lyon, un studio minuscule mais à moi seule. Pauline m’appelait parfois en cachette, pour me raconter ses galères avec maman : les reproches constants, les crises d’angoisse, les menaces de couper les vivres si elle n’obéissait pas.
Et puis ce soir-là, cet appel :
— Camille… Je suis désolée pour tout ce que maman t’a fait subir aussi. Je comprends maintenant. On ne peut pas vivre avec elle…
J’ai senti mes larmes monter. Toute ma vie, j’avais cru que c’était mon devoir d’être forte pour Pauline. Mais là, c’est elle qui me tendait la main.
— Tu veux venir chez moi quelques jours ?
— Je ne veux pas t’embêter…
— Tu n’es pas un fardeau, Pauline. Tu es ma sœur.
Le lendemain, elle débarquait avec un sac à dos et des cernes sous les yeux. On a passé la soirée à parler — vraiment parler — pour la première fois depuis des années. Elle m’a raconté comment maman lui faisait porter la responsabilité du départ de papa, comment elle se sentait coupable d’exister.
— Tu sais… J’ai failli partir aussi. Disparaître.
J’ai serré sa main si fort qu’elle a grimacé.
— On ne partira plus jamais sans se prévenir. Promis ?
Elle a hoché la tête en souriant tristement.
Les jours suivants ont été étranges : entre soulagement et culpabilité. Maman appelait sans cesse ; je laissais sonner. Pauline pleurait parfois en cachette. Mais peu à peu, on a retrouvé des petits rituels : cuisiner ensemble, regarder des films idiots sous une couverture.
Un soir, alors qu’on dînait sur le balcon en regardant les lumières de la ville, Pauline a murmuré :
— Tu crois qu’on pourra un jour lui pardonner ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Le pardon… Est-ce possible quand on a grandi dans la peur et le silence ? Est-ce trahir sa propre douleur que de vouloir avancer sans elle ?
Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par loyauté familiale ? Peut-on vraiment se libérer du passé sans renier ceux qui nous ont blessées ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?