Entre deux feux : Le choix impossible entre ma mère et ma femme
— Guillaume, tu ne vas pas laisser passer ça ?
La voix de ma mère, Odile, résonne dans la salle à manger, tranchante comme un couteau. Je serre la nappe entre mes doigts, cherchant un appui dans ce tissu froissé. Camille, ma femme, détourne les yeux, les lèvres tremblantes. Le rôti refroidit dans son plat. Le silence s’installe, lourd, pesant, brisé seulement par le tic-tac de l’horloge de famille.
Je n’aurais jamais cru que tout exploserait ce dimanche-là. Pourtant, depuis des mois, la tension montait. Ma mère n’a jamais accepté Camille. « Elle n’est pas d’ici », répétait-elle. « Elle ne comprend pas nos traditions. » Camille est née à Lyon, mais pour ma mère, tout ce qui n’est pas du village est étranger.
Ce midi-là, tout a basculé à cause d’une simple tarte aux pommes. Camille avait voulu innover : une pâte sablée au lieu de la pâte brisée traditionnelle d’Odile. Ma mère a goûté une bouchée, puis a reposé sa fourchette avec un soupir théâtral.
— C’est… original, a-t-elle lâché, le regard planté dans celui de Camille.
Camille a rougi. J’ai senti la colère monter en moi, mais je suis resté silencieux. Puis Odile a continué :
— Chez nous, on respecte les recettes de famille. On ne fait pas n’importe quoi avec la cuisine de sa belle-mère.
Camille s’est levée brusquement.
— Je voulais juste faire plaisir…
— Eh bien tu as raté ton coup !
Le choc. Les mots claquent dans l’air comme une gifle. Camille quitte la table en larmes. Mon cœur se serre. Je regarde ma mère, qui croise les bras, fière d’elle.
— Guillaume, tu ne vas pas laisser passer ça ?
Je me lève à mon tour. Je sens tous les regards sur moi : mon père qui baisse les yeux, mes deux sœurs qui retiennent leur souffle. Je voudrais disparaître.
— Maman… Tu es allée trop loin.
Elle me fixe, blessée.
— Tu prends sa défense contre moi ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ?
Je sens la colère monter en elle, mais aussi une immense tristesse. Je repense à mon enfance : les dimanches au marché avec elle, les gâteaux qu’on préparait ensemble. Mais aujourd’hui, c’est Camille que j’aime. C’est avec elle que je construis ma vie.
Je rejoins Camille dans la chambre d’amis. Elle pleure en silence.
— Je suis désolée… Je voulais juste m’intégrer à ta famille.
Je la serre contre moi.
— Ce n’est pas toi le problème. C’est moi qui dois mettre des limites.
Mais comment choisir ? Comment dire à ma mère qu’elle doit reculer sans la blesser ? Comment rassurer Camille sans trahir mes racines ?
Le soir venu, ma mère vient me trouver dans le jardin.
— Tu as changé depuis que tu es avec elle…
Sa voix tremble. Je vois dans ses yeux la peur de perdre son fils.
— Maman, je t’aime. Mais j’aime aussi Camille. Je ne peux pas choisir entre vous deux.
Elle détourne le regard.
— Tu as déjà choisi…
Je reste là, seul sous les étoiles naissantes. Les souvenirs affluent : les Noëls en famille, les disputes pour des riens, les réconciliations autour d’un café chaud. Mais ce soir, quelque chose s’est brisé.
Les jours suivants sont tendus. Camille évite ma mère. Ma mère fait semblant de rien mais je sens sa rancœur. Mon père tente de détendre l’atmosphère avec des blagues maladroites. Mes sœurs m’envoient des messages : « Tu as bien fait », « Il fallait que ça sorte »… Mais rien ne me soulage.
Un soir, alors que je rentre du travail, Camille m’attend dans le salon.
— Guillaume… Je ne veux pas être celle qui t’arrache à ta famille. Mais je ne peux plus supporter ça.
Ses yeux brillent de larmes contenues.
— On pourrait déménager ? S’éloigner un peu ?
Je sens la panique monter en moi. Quitter le village ? Laisser mes parents seuls ? Mais rester ici, c’est condamner mon couple à petit feu.
Je repense à cette phrase de mon grand-père : « On ne choisit pas sa famille, mais on choisit celle qu’on construit. »
Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains et vais voir ma mère.
— Maman… Il faut qu’on parle.
Elle me regarde sans un mot.
— Si tu continues comme ça avec Camille… on partira. Je ne veux pas te perdre mais je ne veux pas non plus perdre ma femme.
Elle éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras comme quand j’étais enfant.
— Je ne veux pas te perdre non plus… Mais j’ai peur que tu m’oublies.
Je comprends enfin : derrière sa dureté se cache une peur immense de l’abandon. Je lui promets qu’elle restera toujours importante pour moi, mais que ma vie est ici et maintenant avec Camille.
Peu à peu, les choses s’apaisent. Ma mère fait des efforts ; Camille aussi. Les repas restent tendus mais chacun met de l’eau dans son vin. Il y a encore des maladresses, des silences gênants, mais aussi des sourires timides et des gestes de réconciliation.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de me demander : ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment aimer sans blesser ceux qu’on aime ? Ou sommes-nous condamnés à vivre entre deux feux toute notre vie ? Qu’en pensez-vous ?