Entre deux cœurs : le mariage de ma sœur et les larmes de Mamie
« Tu ne comprends pas, Camille, je n’ai nulle part où aller ! » La voix de ma sœur, Élodie, résonne dans la cuisine, tremblante d’angoisse. Je serre la tasse de café entre mes mains, le regard fuyant. De l’autre côté du couloir, j’entends Mamie Lucienne tousser doucement, comme pour rappeler sa présence discrète mais pesante.
Tout a commencé il y a trois semaines, quand Élodie m’a annoncé qu’elle devait quitter son appartement à Lyon plus tôt que prévu. Son mariage avec Julien approche à grands pas, mais leur futur logement n’est pas encore prêt. « Juste quelques semaines, Camille, s’il te plaît… » J’ai accepté sans réfléchir, parce qu’on ne refuse rien à sa petite sœur, surtout pas à la veille du plus beau jour de sa vie.
Mais je n’avais pas anticipé la réaction de Mamie. Depuis la mort de Papi, elle vit avec moi dans mon petit appartement à Villeurbanne. Elle a 82 ans, des souvenirs plein la tête et des douleurs plein le corps. Elle occupe la chambre d’amis, celle que j’avais promise à Élodie. Et voilà que je dois choisir : qui aura le droit d’être chez moi ?
Le soir même, j’essaie d’en parler à Mamie. Elle est assise devant « Questions pour un champion », tricotant un pull minuscule pour un bébé qui n’existe pas encore. « Mamie… Élodie aurait besoin de rester ici quelques temps… »
Elle ne relève même pas les yeux. « Je comprends, tu veux que je parte. Je suis vieille, je prends de la place… » Sa voix tremble. Je sens une boule se former dans ma gorge. « Ce n’est pas ça du tout ! Tu sais bien que tu es chez toi ici… »
Mais elle ne m’écoute plus. Le lendemain matin, elle a déjà commencé à ranger ses affaires dans un vieux sac en toile. « Je vais aller chez ta tante Mireille à Roanne », dit-elle d’un ton résigné. Je sais qu’elle déteste ce village perdu et la maison froide de Mireille.
Élodie arrive deux jours plus tard, traînant une valise rose bonbon et son éternel sourire crispé. Elle embrasse Mamie sur les deux joues, mais l’air est glacial. « Tu restes pas longtemps hein ? » lance Mamie, mi-figue mi-raisin.
Les jours passent et la tension monte. Élodie passe ses journées à courir entre les essayages de robe et les rendez-vous chez le traiteur ; Mamie reste cloîtrée dans sa chambre, n’osant plus traverser le salon quand Élodie est là. Moi, je fais semblant de tout gérer : les repas, les lessives, les disputes silencieuses.
Un soir, alors que je débarrasse la table, j’entends Mamie pleurer derrière la porte fermée. Je frappe doucement. « Mamie ? »
« Laisse-moi tranquille », murmure-t-elle. J’entre quand même. Elle tient une vieille photo d’elle et Papi devant la mairie de Villeurbanne, le jour de leur mariage en 1962. « J’étais belle ce jour-là… On avait rien, mais on était heureux », dit-elle en caressant l’image.
Je m’assois à côté d’elle. « Tu es toujours belle, Mamie… Et tu n’es pas seule. »
Elle secoue la tête. « Je ne veux pas être un fardeau pour toi ou ta sœur. Mais je n’ai plus ma place ici… »
Le lendemain matin, Élodie explose : « C’est insupportable ! J’ai l’impression d’être une intruse dans ma propre famille ! »
Je perds patience : « Et moi alors ? Tu crois que c’est facile de choisir entre vous deux ? Vous êtes ma sœur et ma grand-mère ! Pourquoi c’est toujours à moi de tout porter ? »
Élodie fond en larmes. Mamie sort de sa chambre en silence et pose une main tremblante sur mon épaule : « Camille… Je vais partir demain matin. J’ai appelé Mireille. »
Je me sens coupable comme jamais. Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à mon enfance : les Noëls chez Mamie Lucienne, les disputes avec Élodie pour savoir qui aurait la plus grosse part de galette des rois… Comment en sommes-nous arrivées là ?
Le lendemain matin, Mamie ferme doucement la porte derrière elle. Élodie s’effondre sur le canapé : « Je voulais pas ça… »
Je regarde par la fenêtre la silhouette fragile de Mamie disparaître au coin de la rue. Un vide immense s’installe dans l’appartement.
Quelques jours plus tard, Élodie essaie maladroitement de me réconforter : « On trouvera une solution pour Mamie après le mariage… » Mais je sens bien qu’elle pense déjà à autre chose.
Et moi ? Je reste là, au milieu des cartons de déménagement et des souvenirs brisés, à me demander : est-ce vraiment possible de rendre tout le monde heureux sans s’oublier soi-même ? Est-ce que quelqu’un a déjà trouvé la réponse ?