Deux semaines avec ma petite-fille : quand l’amour ne suffit pas

« Tu lui as donné de la purée de carottes maison ?! Mais maman, tu sais très bien qu’on ne veut que des petits pots bio ! »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je serre Capucine contre moi, sa petite main agrippée à mon pull. Il est 23h, Joseph vient de déposer sa fille à la hâte, les yeux rougis par l’inquiétude. Camille a été emmenée d’urgence à l’hôpital pour une crise d’appendicite. Je n’ai pas réfléchi une seconde : j’ai ouvert la porte, j’ai pris Capucine dans mes bras, et j’ai dit à mon fils d’y aller, que je m’occupais de tout.

Mais maintenant, deux semaines plus tard, je me demande si j’ai bien fait. J’ai 62 ans, j’ai élevé deux enfants seule après le départ de leur père. J’ai connu les fins de mois difficiles, les nuits blanches, les petits bobos et les grandes peurs. Je pensais savoir ce qu’était être mère. Mais être grand-mère aujourd’hui, c’est autre chose. C’est marcher sur des œufs.

Le premier matin, Capucine s’est réveillée en pleurant. J’ai cherché le biberon dans le sac que Joseph avait laissé, mais il n’y avait pas de lait en poudre. J’ai appelé Joseph, il n’a pas répondu. J’ai couru à la pharmacie du coin, encore en pyjama sous mon manteau. La pharmacienne m’a regardée avec compassion : « Vous savez, madame, il y a des laits spéciaux pour les bébés allergiques… » J’ai paniqué. Et si je faisais une erreur ?

Les jours suivants ont été un tourbillon : couches à changer, lessives à faire tourner, petits pots à réchauffer (ou à préparer moi-même, parce que je croyais bien faire). Capucine a eu de la fièvre une nuit ; j’ai veillé sur elle jusqu’à l’aube, le cœur serré par l’angoisse. J’ai appelé le SAMU pour demander conseil. « Ce n’est sûrement rien », m’a dit le médecin au téléphone. Mais j’avais peur de mal faire.

Joseph passait en coup de vent chaque soir après l’hôpital. Il me remerciait à peine, l’air absent. Je voyais bien qu’il était épuisé, mais aussi qu’il évitait mon regard. Un soir, il a soupiré : « Camille trouve que tu ne respectes pas nos choix… »

J’ai senti la colère monter. « Quels choix ? Je fais ce que je peux ! »

Il a haussé les épaules : « Elle veut que Capucine mange bio, qu’elle dorme dans son lit parapluie avec sa gigoteuse spéciale… Elle dit que tu la prends trop souvent dans tes bras. »

Je me suis tue. Comment expliquer à mon fils que tenir Capucine contre moi me rappelait quand je le berçais lui ? Que c’était plus fort que moi ?

Le lendemain, Camille m’a appelée depuis sa chambre d’hôpital. Sa voix était froide : « Maman, tu dois comprendre que ce n’est pas comme avant. On fait attention à tout maintenant. Les routines sont importantes pour Capucine. »

J’ai voulu protester : « Mais elle va bien ! Elle rit, elle dort… »

Elle m’a coupée : « Ce n’est pas la question. Je veux qu’elle soit élevée comme nous l’avons décidé avec Joseph. »

J’ai raccroché en tremblant. J’avais l’impression d’être jugée, condamnée pour avoir trop aimé.

Les jours ont passé dans une tension sourde. Je me suis surprise à surveiller chacun de mes gestes : est-ce que je lui donne trop à manger ? Est-ce que je la couche trop tôt ? Est-ce que je dois vraiment désinfecter chaque jouet ?

Un matin, alors que je promenais Capucine dans le parc Montsouris, une autre grand-mère m’a abordée : « C’est votre première petite-fille ? » J’ai hoché la tête en souriant tristement. Elle a soupiré : « Vous savez, nos enfants croient tout savoir… Mais ils oublient qu’on a déjà traversé tout ça. »

J’aurais voulu lui dire combien ça fait mal d’être mise à l’écart de la vie de son propre sang.

Quand Camille est rentrée de l’hôpital, elle est venue chercher Capucine sans même me regarder dans les yeux. Elle a inspecté le sac de la petite, vérifié les couches et les vêtements comme si elle cherchait une preuve de ma négligence.

« Merci », a-t-elle murmuré du bout des lèvres.

Joseph est resté en retrait sur le palier. Il m’a serrée brièvement dans ses bras : « On t’appelle bientôt… »

Depuis ce jour-là, plus de nouvelles.

Je tourne en rond dans mon appartement silencieux. Les jouets de Capucine traînent encore dans le salon ; son odeur flotte sur son pyjama oublié sous l’oreiller.

Est-ce ça, être grand-mère aujourd’hui ? Aimer sans condition mais toujours se sentir de trop ? Où est la frontière entre aider et empiéter ?

Est-ce qu’on peut vraiment être coupable d’aimer trop fort ?