Déjeuner à crédit : Comment Jérôme m’a appris que la confiance a un prix
— François, tu peux me dépanner pour le déjeuner ? J’ai oublié mon portefeuille, murmure Jérôme, les yeux fuyants, alors que la sirène de midi retentit dans le vacarme de l’atelier.
Je serre les dents. Encore. C’est la troisième fois ce mois-ci. Mais comment refuser à Jérôme ? Depuis dix ans qu’on bosse ensemble à l’usine Michelin, on a partagé tant de galères. Je fouille dans ma poche, sors un billet de dix euros et le lui tends sans un mot. Il me lance un sourire gêné, presque coupable. Je détourne les yeux, mal à l’aise.
À la cantine, l’ambiance est tendue. Les gars charrient Jérôme :
— Alors, t’as encore oublié ton portefeuille ?
Il rit jaune. Moi, je me sens complice malgré moi. Je repense à la première fois où il m’a demandé ce service. C’était après la mort de sa mère. Il était perdu, fragile. J’avais eu pitié. Mais aujourd’hui ?
Le soir, en rentrant chez moi, je retrouve Claire, ma femme, qui m’attend avec un air inquiet.
— Tu as l’air préoccupé…
Je soupire et lui raconte l’histoire. Elle hausse les épaules :
— Tu n’es pas sa banque, François. Tu sais bien qu’il abuse.
Je me défends :
— C’est un ami…
— Un ami ? Tu crois qu’un vrai ami te mettrait dans cette situation ?
Je n’ai pas de réponse. La nuit, je dors mal. Je repense à mon père, ouvrier lui aussi, qui disait toujours : « La confiance, ça se mérite. »
Le lendemain, Jérôme évite mon regard. À la pause café, il s’approche timidement.
— Je te rembourse demain, promis.
Mais le lendemain passe, puis le surlendemain. Rien. Je sens la colère monter. Les autres commencent à jaser :
— T’es trop gentil, François. Il se fout de toi !
Un vendredi soir, alors que tout le monde se prépare à partir en week-end, Jérôme vient me voir.
— Tu peux me filer vingt euros ? J’ai un souci avec la banque…
Cette fois, c’en est trop.
— Non Jérôme. Je ne peux plus.
Il me regarde comme si je venais de le trahir.
— Tu sais que je suis dans la merde…
— Et moi alors ? Tu crois que c’est facile pour moi ?
Un silence glacial s’installe. Les autres collègues écoutent, gênés. Jérôme s’éloigne sans un mot.
Le week-end est lourd. Claire me soutient mais je sens une fissure en moi. Ai-je eu tort ? Suis-je devenu égoïste ?
Lundi matin, Jérôme n’est pas là. On apprend qu’il a été hospitalisé pour une crise d’angoisse. Je culpabilise. Aurais-je dû être plus patient ? Mais en même temps…
Quelques jours plus tard, il revient, amaigri, le visage fermé. Il ne me parle plus. L’ambiance dans l’équipe est plombée. Certains me reprochent mon manque de solidarité ; d’autres disent que j’ai bien fait.
Un soir, alors que je range mes affaires, Jérôme s’approche enfin.
— Je voulais m’excuser… J’ai abusé de ta gentillesse. J’étais au fond du trou et j’ai cru que tu serais toujours là pour me sauver.
Je baisse les yeux.
— On a tous nos limites, Jérôme.
Il hoche la tête et s’en va.
Depuis ce jour-là, notre relation n’a plus jamais été la même. J’ai compris que la confiance est fragile et que même les liens les plus forts peuvent se briser sous le poids des non-dits et des abus.
Parfois je me demande : jusqu’où doit-on aller par amitié ? À quel moment faut-il dire stop pour se protéger soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?