Dans l’ombre de ma belle-mère : Chronique d’un appartement à Créteil

« Tu as encore mis trop de sel dans la soupe, Camille. » La voix sèche de ma belle-mère, Monique, résonne dans la cuisine exiguë. Je serre la louche entre mes doigts, tentant de ne pas laisser paraître mon agacement. Paul, mon mari, fait semblant de ne rien entendre, plongé dans son téléphone, assis à la table branlante du salon.

Depuis trois ans, nous vivons tous les trois dans ce F3 à Créteil. Trois ans à marcher sur des œufs, à surveiller chaque geste, chaque mot. Monique a toujours une remarque à faire : sur la façon dont je plie le linge, sur l’heure à laquelle je couche notre fils Hugo, sur la manière dont je parle à Paul. Parfois, j’ai l’impression d’être une étrangère dans ma propre maison.

Ce soir-là, alors que je pose la soupière sur la table, Monique soupire bruyamment. « Je ne comprends pas pourquoi tu insistes à cuisiner alors que tu n’as jamais appris correctement. » Je sens mes joues brûler. Hugo me regarde avec ses grands yeux inquiets. Il n’a que cinq ans, mais il comprend déjà trop bien les tensions qui règnent ici.

Après le dîner, je m’enferme dans la minuscule salle de bains. Je m’assois sur le rebord de la baignoire, les mains tremblantes. J’entends Monique râler dans le couloir : « Paul, tu devrais parler à ta femme. Elle ne fait aucun effort pour s’intégrer dans la famille. »

Paul ne répond pas. Il ne répond jamais. Il fuit le conflit comme on fuit un courant d’air froid en hiver. Parfois, je me demande s’il m’aime encore ou s’il préfère simplement éviter les vagues.

Le lendemain matin, alors que j’essaie de préparer Hugo pour l’école, Monique s’interpose : « Laisse-moi faire, tu vas encore oublier son goûter. » J’ai envie de crier, mais je ravale mes mots. Je me contente de sourire faiblement à Hugo et de lui caresser les cheveux.

Au travail, je n’ose pas parler de ma vie à mes collègues. Ils me demandent parfois pourquoi j’ai l’air fatiguée, pourquoi je ne viens jamais aux afterworks. Je souris et j’invente des excuses : « Hugo est malade », « Paul travaille tard », « J’ai trop de choses à faire à la maison ». La vérité, c’est que je n’ai plus d’énergie pour rien d’autre que survivre.

Un soir, alors que Paul rentre plus tard que d’habitude, Monique s’assied en face de moi dans le salon. Elle croise les bras et me fixe : « Tu sais Camille, tu pourrais faire un effort pour être une meilleure épouse. Paul mérite mieux que ça. »

Je sens une colère sourde monter en moi. Je voudrais lui répondre que je fais de mon mieux, que ce n’est pas facile de vivre sous le même toit qu’elle, que j’aimerais juste un peu de respect et d’espace. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

La nuit suivante, je rêve que je crie sur Monique, que je lui dis tout ce que j’ai sur le cœur. Mais au réveil, je me sens encore plus faible qu’avant.

Un samedi matin, alors que Paul emmène Hugo au parc, Monique entre dans ma chambre sans frapper. « Camille, il faut qu’on parle sérieusement. Tu ne fais pas assez d’efforts pour t’intégrer ici. Tu n’es jamais vraiment présente pour Paul ni pour Hugo. »

Je me lève brusquement du lit. « Et vous ? Vous croyez que c’est facile pour moi ? Vous croyez que j’ai choisi cette vie ? J’aimerais juste qu’on me laisse respirer ! »

Monique me regarde comme si je venais de gifler un enfant. Elle sort sans un mot.

Le soir même, Paul me trouve en train de pleurer dans la cuisine. Il s’approche timidement : « Camille… Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Je le regarde avec des yeux rougis : « Tu ne vois donc rien ? Tu ne vois pas comme ta mère me traite ? Comme elle me vole chaque instant de bonheur ? »

Il soupire : « C’est compliqué… Elle est seule depuis la mort de papa… Elle a besoin de nous… »

« Et moi ? Tu as pensé à moi ? À ce dont j’ai besoin ? »

Il détourne les yeux.

Les jours passent et rien ne change vraiment. Mais quelque chose s’est fissuré en moi ce soir-là. Je commence à chercher des appartements sur Internet. Je rêve d’un petit deux-pièces rien qu’à nous trois, où je pourrais enfin respirer.

Un dimanche matin, alors que Monique critique une fois de plus ma façon de repasser les chemises de Paul, je pose le fer à repasser et je la regarde droit dans les yeux : « Ça suffit maintenant. Je ne suis pas votre servante. J’ai le droit d’exister ici aussi. »

Elle reste bouche bée quelques secondes avant de quitter la pièce en claquant la porte.

Paul m’observe sans rien dire. Mais ce soir-là, il me prend la main sous la table pendant le dîner.

Je ne sais pas encore si nous aurons le courage de partir ou si Monique acceptera enfin de me voir autrement qu’une intruse dans sa vie. Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression d’avoir repris un peu le contrôle.

Est-ce qu’on peut vraiment trouver sa place quand on vit dans l’ombre des autres ? Est-ce qu’il faut tout sacrifier pour préserver une famille qui n’en est plus vraiment une ?