Courir pour deux cœurs : le jour où j’ai choisi l’entraide à la victoire

« Antoine, tu n’as jamais rien terminé dans ta vie ! » La voix de mon père résonne encore dans ma tête alors que mes jambes martèlent le bitume de la rue de la Liberté. La foule crie, les drapeaux flottent, et je sens la sueur couler dans mon dos sous mon maillot bleu-blanc-rouge. Je suis en tête du 5 km de la Fête du Printemps à Dijon, et il ne reste plus que cent mètres. Je pourrais gagner. Je pourrais enfin prouver à mon père, à moi-même, que je suis capable d’aller jusqu’au bout.

Mais soudain, sur le bas-côté, une petite silhouette attire mon attention. Une fillette, pas plus haute que trois pommes, s’est arrêtée net. Elle porte un dossard trop grand pour elle, des baskets roses éraflées. Ses yeux sont embués de larmes. Elle tremble. Autour d’elle, les autres coureurs la dépassent sans un regard.

Je ralentis malgré moi. « Allez Antoine ! » crie mon frère Luc depuis la foule. Mais je n’entends plus que le souffle court de la fillette. Je m’arrête à sa hauteur.

— Tu t’appelles comment ?

Elle hésite, renifle.

— Élise…

— Tu veux qu’on finisse ensemble ?

Elle hoche la tête, incapable de parler. Je tends la main. Elle la saisit comme on s’accroche à une bouée en pleine tempête.

Je sens le regard de mon père, là-bas, près de la ligne d’arrivée. Il serre les poings. Toujours ce même air déçu. J’ai grandi avec ses reproches : « Tu n’es pas assez fort », « Tu abandonnes toujours ». C’est pour ça que je me suis engagé dans l’armée, pour lui prouver que j’étais un homme, un vrai. Mais même après deux missions au Mali et des médailles sur ma poitrine, il ne m’a jamais dit bravo.

Je me penche vers Élise.

— Pourquoi tu t’es arrêtée ?

— J’ai peur… J’ai mal aux jambes… Et tout le monde me regarde…

Je reconnais cette peur. Celle qui m’a paralysé le jour où ma mère est partie sans un mot. Celle qui me serre le ventre chaque fois que je rentre en permission et que je retrouve la maison vide de tendresse.

— Tu sais, moi aussi j’ai peur parfois. Mais si on avance ensemble, ça ira mieux.

Elle esquisse un sourire timide. On repart doucement. Les applaudissements redoublent autour de nous. Certains rient, d’autres nous encouragent : « Bravo ! », « Allez les courageux ! »

Je sens Élise se détendre peu à peu. Elle se met même à raconter :

— C’est maman qui m’a inscrite… Elle voulait que je sois fière de moi… Mais elle travaille aujourd’hui…

Je comprends tout à coup : elle court pour être vue, aimée. Comme moi.

On approche de la ligne d’arrivée. Mon père me fixe, bras croisés. Luc saute partout en criant : « Vas-y Antoine ! » Mais je ralentis encore pour qu’Élise franchisse la ligne avant moi.

Au moment où elle passe sous l’arche, elle éclate en sanglots et se jette dans mes bras.

— Merci… merci monsieur !

Je sens mes propres yeux s’embuer. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens utile autrement qu’en obéissant aux ordres ou en cherchant l’approbation paternelle.

Après la course, alors que tout le monde félicite Élise et que sa mère arrive en courant pour l’embrasser, mon père s’approche enfin de moi.

— Tu aurais pu gagner…

Je le regarde droit dans les yeux.

— J’ai gagné bien plus aujourd’hui.

Il détourne le regard, mais je crois voir briller une lueur d’émotion dans ses yeux fatigués.

Sur le chemin du retour, Luc me tape dans le dos :

— T’as été super grand frère aujourd’hui.

Je souris tristement. Toute ma vie j’ai couru après une victoire qui n’était pas la mienne. Aujourd’hui j’ai compris que le vrai courage, c’est parfois de s’arrêter pour aider quelqu’un d’autre à franchir sa propre ligne d’arrivée.

Et vous ? Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on doit toujours chercher à être le premier… ou bien apprendre à tendre la main quand il le faut ?