Ce que j’ai découvert sur moi-même en tapant mon nom sur Google
« Pourquoi tu t’appelles vraiment Lucas Martin ? » La question s’affiche en haut de l’écran, froide, impersonnelle, mais elle me transperce comme une lame. Je suis assis devant mon ordinateur, dans la petite chambre que j’occupe encore chez mes parents à Lyon, entouré de cartons et de valises. Dans quelques jours, je pars pour Bordeaux, prêt à commencer ma nouvelle vie d’étudiant en droit. Mais ce soir-là, alors que je tape machinalement mon nom sur Google – Lucas Martin, vingt-deux ans, rien de plus banal – je tombe sur un avis de recherche vieux de vingt ans. Un bébé disparu à la maternité Édouard-Herriot en 2002. Même date de naissance. Même deuxième prénom : Pierre.
Je relis l’article trois fois, incrédule. Les photos sont floues, mais il y a ce détail : la petite tache de naissance sur l’oreille gauche. La même que la mienne. Mon cœur bat si fort que j’ai du mal à respirer. Je descends les escaliers à toute vitesse, l’ordinateur à la main. Mes parents sont dans le salon, absorbés par un vieux film. Je coupe le son d’un geste brusque.
— Maman… Papa… C’est quoi ça ?
Je leur montre l’écran. Ma mère pâlit instantanément. Mon père détourne les yeux. Un silence épais s’installe, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge.
— Lucas… ce n’est pas le moment…
— Si, c’est le moment ! Vous allez m’expliquer ? Qui je suis ?
Ma mère éclate en sanglots. Mon père serre les poings, la mâchoire crispée.
— On voulait te protéger… commence-t-il d’une voix rauque.
— Me protéger de quoi ? De qui ? Vous n’êtes pas mes vrais parents ?
Ma mère se lève et me prend la main. Elle tremble.
— On t’a adopté… Mais ce n’était pas prévu comme ça… On t’a trouvé… abandonné… On t’a aimé comme notre fils…
Je recule, comme frappé physiquement par ses mots. Tout vacille autour de moi. Je ne suis plus Lucas Martin, fils unique d’une famille ordinaire lyonnaise. Je suis un inconnu à moi-même.
Les jours suivants sont un cauchemar éveillé. Je fouille dans les papiers de famille, je harcèle mes parents de questions auxquelles ils ne savent pas répondre ou ne veulent pas répondre. Je découvre qu’ils ont menti sur mon acte de naissance, qu’ils ont payé un homme pour « régulariser » mon dossier à la mairie du 3e arrondissement. Je me sens trahi, volé de mon histoire.
Je décide alors de retrouver mes parents biologiques. Je contacte la police, les services sociaux, même des associations spécialisées dans les recherches d’enfants disparus. On me répond souvent par des silences gênés ou des regards compatissants.
Un soir, alors que je rentre chez moi après une journée passée à la préfecture, je trouve ma mère assise dans le noir.
— Lucas… Tu vas me détester pour ce que j’ai fait…
Je m’assois en face d’elle. Elle me raconte tout : comment elle n’arrivait pas à avoir d’enfant, comment elle a sombré dans la dépression après plusieurs fausses couches, comment un jour une femme inconnue lui a proposé un bébé « à aimer comme le sien ». Elle a accepté sans poser de questions, aveuglée par le désir d’être mère.
— Je t’ai aimé plus que tout au monde… Mais je comprends si tu veux partir…
Je ne sais plus quoi penser. D’un côté, je ressens une immense colère contre elle et contre mon père pour m’avoir menti toute ma vie. De l’autre, je vois leur détresse sincère et l’amour qu’ils m’ont donné sans compter.
Je décide d’aller voir un psychologue pour mettre de l’ordre dans mes pensées. Il me dit que beaucoup d’enfants adoptés traversent cette crise identitaire, que c’est normal de se sentir perdu et trahi. Mais il insiste aussi sur une chose : « Votre histoire ne vous définit pas entièrement. C’est à vous d’écrire la suite. »
Je poursuis mes recherches malgré tout. Un jour, je reçois un appel inattendu d’une femme nommée Claire Dubois, assistante sociale à Paris.
— Lucas… Je crois avoir retrouvé votre mère biologique.
Mon cœur s’arrête presque. Elle s’appelle Sophie Lefèvre, elle vit à Grenoble. Elle a cherché son fils pendant vingt ans sans jamais perdre espoir.
Je prends le train pour Grenoble le lendemain matin. Dans le wagon, je regarde défiler les paysages et j’essaie d’imaginer ce visage inconnu qui est pourtant celui qui m’a donné la vie.
Quand j’arrive devant sa porte, mes mains tremblent tellement que j’ai du mal à appuyer sur la sonnette.
La porte s’ouvre sur une femme aux yeux fatigués mais lumineux.
— Lucas…
Elle me serre dans ses bras sans un mot. Je sens ses larmes couler sur mon épaule.
Nous parlons pendant des heures. Elle me raconte comment on lui a volé son bébé à la maternité, comment elle a été accusée à tort d’abandon et rejetée par sa propre famille. Elle n’a jamais cessé de m’aimer ni de me chercher.
Je rentre à Lyon bouleversé mais apaisé d’avoir enfin mis un visage sur mon histoire.
Aujourd’hui encore, je navigue entre deux familles, deux vérités inconciliables. Mes parents adoptifs souffrent de mon éloignement mais comprennent mon besoin de savoir d’où je viens. Ma mère biologique essaie de rattraper vingt ans perdus avec maladresse et tendresse mêlées.
Je ne sais pas si je pourrai un jour pardonner totalement le mensonge ou combler le vide laissé par ces années volées. Mais j’avance, pas après pas.
Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire quand on découvre que toute sa vie était basée sur un secret ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?