Baka, pardonne-moi de t’avoir oubliée : Chronique d’une famille française déchirée
— Tu sais que ta grand-mère n’a pas mangé depuis trois jours ?
La voix de Madame Lefèvre, ma voisine, a claqué comme un coup de tonnerre dans l’air froid du matin, juste devant la boulangerie du village. J’ai senti mon cœur s’arrêter. Trois jours ? Comment était-ce possible ? Je me suis figée, la baguette encore tiède dans les mains, incapable de répondre. Les gens autour de moi semblaient soudain me regarder, comme si j’étais coupable d’un crime invisible.
Je m’appelle Élodie, j’ai trente-deux ans, et je vis à Saint-Aubin, un petit village de Bourgogne. Ma grand-mère, Madeleine, habite à deux rues de chez moi, dans la vieille maison familiale. Depuis la mort de mon grand-père, elle s’est repliée sur elle-même, refusant toute aide, même la mienne. Mais ces derniers mois, prise dans la spirale du travail, des enfants, et des disputes incessantes avec mon frère Julien, j’ai laissé filer le temps. Je me suis convaincue que tout allait bien, que Madeleine était forte, comme toujours.
Mais ce matin-là, la réalité m’a giflée. J’ai couru jusqu’à chez elle, le cœur battant, la peur au ventre. J’ai frappé à la porte, une, deux, trois fois. Pas de réponse. J’ai sorti la clé de secours de sous le pot de géraniums et suis entrée. L’odeur de renfermé, de soupe froide et de linge humide m’a sauté au visage. Dans la pénombre du salon, j’ai trouvé Madeleine, assise dans son fauteuil, les yeux perdus dans le vide.
— Baka… tu vas bien ?
Elle a tourné la tête vers moi, un sourire fatigué aux lèvres.
— Élodie… tu es venue.
J’ai senti les larmes monter. Comment avais-je pu la laisser ainsi ? Je me suis précipitée dans la cuisine, j’ai ouvert le frigo : presque vide. Un vieux morceau de fromage, un yaourt périmé, un fond de soupe. J’ai préparé du thé, des tartines, et je me suis assise à côté d’elle.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Elle a haussé les épaules, comme si tout cela n’avait pas d’importance.
— Je ne voulais pas déranger. Tu as ta vie, tes enfants, ton travail… Je ne veux pas être un poids.
Un poids. Ce mot m’a transpercée. Depuis quand la femme qui m’a élevée, qui m’a appris à lire, à aimer la vie, se voyait-elle comme un fardeau ?
J’ai appelé Julien. Il a décroché, la voix sèche.
— Quoi encore ?
— Tu sais que Mamie n’a pas mangé depuis trois jours ?
Silence. Puis un soupir agacé.
— Tu exagères toujours. Elle dramatise, tu la connais.
— Julien, il faut qu’on fasse quelque chose. On ne peut pas continuer comme ça.
— C’est facile à dire pour toi, t’habites à côté. Moi, je bosse à Dijon, j’ai pas le temps.
— Et moi alors ? Tu crois que je n’ai rien d’autre à faire ?
La dispute a éclaté, comme à chaque fois. Les reproches, les vieilles rancœurs, la jalousie de l’héritage, tout est remonté à la surface. J’ai raccroché, épuisée, en colère contre lui, contre moi, contre cette famille qui se délite.
Les jours suivants, j’ai essayé de m’organiser. Je venais voir Madeleine tous les soirs après le travail, je lui faisais à manger, je lui tenais compagnie. Mais la fatigue s’est vite installée. Mes enfants, Lucie et Paul, se plaignaient de ne plus me voir. Mon mari, François, me reprochait de négliger la maison. Au travail, mon patron m’a convoquée : « Élodie, il faut choisir, on ne peut pas tout faire. »
Mais comment choisir ? Entre celle qui m’a tout donné et ceux que j’ai mis au monde ?
Un soir, alors que je déposais une soupe chaude devant Madeleine, elle m’a attrapée par la main.
— Tu ne dois pas tout porter toute seule, ma chérie. Je ne veux pas que tu te sacrifies pour moi.
J’ai éclaté en sanglots. Je me suis effondrée à ses pieds, vidée.
— Je ne sais plus quoi faire, Baka. J’ai l’impression de tout rater. Je ne suis pas une bonne fille, pas une bonne mère, pas une bonne épouse…
Elle m’a serrée dans ses bras, comme quand j’étais petite.
— Tu fais de ton mieux. C’est tout ce qu’on peut demander à la vie.
Mais le lendemain, tout a empiré. Julien est arrivé à l’improviste, furieux.
— Tu veux quoi, qu’on la mette en maison de retraite ? C’est ça que tu veux ?
— Non ! Mais on ne peut pas continuer comme ça, Julien. Elle est seule, elle ne mange plus, elle dépérit !
— Et alors ? On n’est pas responsables de tout !
— Si, justement ! On est sa famille !
La dispute a dégénéré. Les voisins ont entendu, certains sont venus voir. Madame Lefèvre a tenté de nous calmer.
— Vous croyez que Madeleine veut vous voir vous déchirer ? Elle a besoin de vous, pas de vos querelles.
Le silence est tombé. Julien est parti, claquant la porte. J’ai vu les larmes couler sur les joues de Madeleine.
Les semaines ont passé. J’ai cherché de l’aide : l’assistante sociale, les aides à domicile, la mairie. Mais les listes d’attente sont longues, les moyens limités. La France rurale, c’est beau sur les cartes postales, mais c’est dur quand il s’agit de prendre soin des siens.
Un soir, alors que je rentrais chez moi, épuisée, j’ai trouvé Lucie en pleurs.
— Maman, tu n’es jamais là. Tu préfères Mamie à nous ?
J’ai compris que je perdais pied. Que je ne pouvais pas sauver tout le monde. Mais comment choisir ?
Aujourd’hui, Madeleine est toujours chez elle, avec une aide-ménagère deux fois par semaine. Julien ne vient plus, il m’en veut. Mes enfants m’en veulent aussi, parfois. François et moi, on se parle à peine. Je me sens seule, écartelée entre deux générations, deux devoirs, deux amours.
Est-ce que j’ai fait les bons choix ? Est-ce qu’on peut vraiment tout concilier, ou faut-il forcément sacrifier une part de soi ? Vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?