Appels au secours : l’histoire de Paul, prisonnier de ses propres cris

« Arrêtez, je vous en supplie ! » Ma voix tremble, résonne contre les murs jaunis de mon salon. Il est trois heures du matin, encore une nuit où les cris, les rires et la musique de l’appartement du dessus transpercent mon plafond comme des coups de couteau. Je serre mon téléphone dans la main. Mon cœur bat trop vite. J’ai déjà appelé la police deux fois cette semaine. Mais ce soir, je n’en peux plus.

« Monsieur Lefèvre, ce n’est pas une urgence, vous comprenez ? » La voix lasse de l’opératrice du 17 me ramène à la réalité. Je sens la honte monter, mais aussi une colère sourde. « Mais… ils ne me laissent pas dormir, je travaille demain, je… » Ma voix se brise. « Nous ne pouvons rien faire de plus ce soir. Bonne nuit. » Elle raccroche. Je reste là, seul, le téléphone collé à l’oreille, le silence revenu aussi brutalement qu’il était parti.

Je m’appelle Paul Lefèvre, j’ai 48 ans, divorcé depuis cinq ans. Mon fils, Antoine, vit avec sa mère à Grenoble. Depuis qu’ils sont partis, mon appartement est devenu une prison. Le jour, je travaille comme comptable dans un cabinet du 3e arrondissement ; la nuit, je lutte contre le vacarme et l’angoisse. Les murs sont fins comme du papier à cigarette. J’entends tout : les disputes du couple du dessus, les talons de la voisine d’à côté, même le chat qui gratte à la porte.

Au début, j’ai essayé d’en parler calmement. Un soir, j’ai frappé à la porte de Madame Dubois. Elle m’a ouvert en soupirant : « Encore vous ? Vous exagérez, Paul. On fait attention pourtant… » Son mari a ricané derrière elle. J’ai senti mon visage s’empourprer. « Je vous demande juste un peu de silence… » Elle a haussé les épaules et m’a claqué la porte au nez.

J’ai tenté les boules Quies, la musique douce, les podcasts pour m’endormir. Rien n’y fait. La nuit suivante, j’ai craqué : « Police secours, bonsoir… » J’ai appelé encore et encore. Parfois ils venaient, parfois non. Les voisins se sont moqués de moi dans l’ascenseur : « Alors Paul, tu as encore appelé les flics cette nuit ? » J’ai baissé les yeux.

Un matin, en arrivant au travail, mon patron m’a convoqué : « Paul, tu sembles fatigué ces derniers temps… Tu fais peur aux clients avec tes cernes ! » J’ai souri faiblement. Comment lui expliquer que je ne dors plus ? Que chaque nuit est un combat ?

Un samedi soir, alors que je tentais de regarder un vieux film pour oublier le vacarme, j’ai entendu frapper violemment à ma porte. Deux policiers en uniforme. « Monsieur Lefèvre ? Vous devez nous suivre au commissariat. » J’ai senti mes jambes flancher. « Mais… pourquoi ? » « Vous avez abusé des services d’urgence à plusieurs reprises. C’est un délit. »

Au poste, ils m’ont laissé seul dans une petite pièce froide. J’ai repensé à mon fils : il ne me reconnaîtrait plus. À ma mère qui me disait toujours : « Paul, il faut apprendre à vivre avec les autres… » Mais comment faire quand on n’entend plus que le bruit des autres et jamais leur écoute ?

Le procès a été rapide. Mon avocat commis d’office a plaidé la détresse psychologique. Le juge m’a regardé avec sévérité : « Monsieur Lefèvre, vous avez mobilisé des ressources précieuses pour des problèmes qui relèvent du voisinage ou de la mairie. Vous serez condamné à 45 jours de prison avec sursis et à une amende pour abus des services d’urgence. »

À ma sortie du tribunal, ma sœur Claire m’attendait sur le parvis. Elle m’a serré fort dans ses bras : « Pourquoi tu ne m’as rien dit ? On aurait pu t’aider… » J’ai éclaté en sanglots.

Depuis ce jour-là, j’essaie de reconstruire ma vie autrement. J’ai déménagé dans un quartier plus calme grâce à l’aide de Claire et d’une assistante sociale. Je vois un psychologue chaque semaine pour parler de cette solitude qui me rongeait plus sûrement que le bruit lui-même.

Mais parfois, la nuit, quand tout est trop silencieux justement, je repense à ces appels désespérés et à cette honte qui colle à la peau comme une seconde chemise.

Est-ce que c’est si grave de demander à être entendu ? Combien sommes-nous à crier dans le vide sans que personne ne réponde ?