Allez-y, je vous rejoindrai – Chronique d’un secret de famille et d’une déchirure

« Allez-y, je vous rejoindrai… »

La voix de François résonne encore dans le couloir, sèche, presque étrangère. Je serre la main de Paul, mon fils, qui me regarde avec ses grands yeux pleins d’espoir. C’est son grand jour : il va recevoir la médaille du mérite au collège, une fierté pour toute la famille. Mais ce matin-là, tout s’effondre.

— Papa, tu viens ?

François ne répond pas. Il ajuste sa cravate devant le miroir, évite mon regard. Je sens la tension dans l’air, cette électricité sourde qui précède les orages. Depuis des semaines, il est distant, absent même quand il est là. Je me suis convaincue que c’était le travail, la fatigue… Mais au fond de moi, je savais.

Je m’approche de lui dans l’entrée, la voix basse pour que Paul n’entende pas :

— Tu ne vas pas nous laisser seuls aujourd’hui ?

Il soupire, détourne les yeux.

— J’ai quelque chose à régler. Allez-y, je vous rejoindrai.

Je sens la colère monter, mais je ravale mes larmes. Pour Paul. Pour ne pas gâcher ce jour qui devrait être le sien. Nous descendons l’escalier de notre immeuble haussmannien, croisons Madame Lefèvre du troisième qui me lance un regard compatissant. Elle sait. Tout l’immeuble sait que François et moi, ce n’est plus comme avant.

Dans la voiture, Paul se tait. Il regarde par la fenêtre les platanes de notre rue du 12ème arrondissement défiler. Je voudrais lui dire que tout ira bien, mais je n’y crois plus moi-même.

À la cérémonie, les autres parents sont là, souriants, unis. Je me sens étrangère parmi eux. Quand le nom de Paul retentit dans la salle des fêtes du collège Jean Moulin, il cherche son père du regard. Je serre sa main plus fort. Il monte sur scène, seul.

Après la remise des prix, nous rentrons à la maison. François n’est pas là. Sur la table du salon, une lettre. Mon cœur s’arrête.

« Je suis désolé. Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de temps pour moi. Ne m’en veux pas. »

Je relis ces mots cent fois. Paul me regarde, inquiet.

— Maman… Papa va revenir ?

Je voudrais lui mentir, lui dire que oui, mais je n’ai plus la force.

— Je ne sais pas, mon chéri.

Les jours passent. Les semaines aussi. François ne donne pas de nouvelles. Ma mère vient m’aider avec Paul, mais elle ne peut s’empêcher de me reprocher :

— Tu aurais dû voir les signes plus tôt, Claire ! Un homme ne part pas sans raison…

Je me tais. Je n’ai pas envie de me justifier. J’ai tout donné à cette famille : mon travail à mi-temps à la bibliothèque municipale pour être plus présente à la maison, les repas du dimanche chez mes beaux-parents à Vincennes, les vacances à La Baule chaque été…

Un soir d’automne, alors que Paul fait ses devoirs dans sa chambre, je reçois un appel de François.

— Je suis désolé… Je suis avec quelqu’un d’autre.

Le sol se dérobe sous mes pieds. Tout s’explique soudain : ses absences, ses silences, ses « réunions tardives ». Je raccroche sans un mot.

Les mois suivants sont un combat quotidien : expliquer l’inexplicable à Paul, affronter les regards des voisins, les questions des collègues à la bibliothèque (« Alors, comment va François ? »), les silences gênés lors des réunions de parents d’élèves.

Paul change. Il devient plus renfermé, plus dur aussi. Un soir, il explose :

— Pourquoi papa nous a laissés ? C’est de ma faute ?

Je le prends dans mes bras en pleurant :

— Non mon cœur… Ce n’est jamais la faute des enfants.

Mais au fond de moi, je doute. Ai-je raté quelque chose ? Aurais-je pu sauver notre famille ?

Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, François frappe à la porte. Il veut voir Paul. J’hésite à le laisser entrer. Il a l’air fatigué, vieilli.

— Claire… Je suis désolé pour tout ça.

Je le regarde droit dans les yeux :

— Tu as brisé quelque chose qu’on ne pourra jamais réparer.

Il baisse la tête. Paul descend l’escalier en courant et se jette dans ses bras en pleurant. Je détourne les yeux pour leur laisser ce moment.

Après son départ, Paul me demande :

— Tu crois qu’on sera heureux un jour ?

Je n’ai pas de réponse toute faite. Mais je lui promets qu’on essaiera.

Aujourd’hui encore, chaque fois que je passe devant le miroir de l’entrée où François ajustait sa cravate ce matin-là, je me demande : peut-on vraiment recoller les morceaux d’une famille brisée ? Ou faut-il apprendre à vivre avec les fissures ? Qu’en pensez-vous ?