Ai-je été une mauvaise mère en leur demandant de partir ?

« Sors de ma chambre, Pierre ! Je t’en supplie, laisse-moi tranquille ! » Ma voix tremblait plus que les volets sous la pluie battante. J’étais debout, en pyjama, les poings serrés sur la rambarde du lit. Pierre, mon fils unique, me fixait, les yeux rougis par la colère ou la fatigue – je ne savais plus. Derrière lui, Camille, sa femme, restait silencieuse, les bras croisés sur sa poitrine, le visage fermé.

Ce soir-là, l’orage grondait sur Lyon, mais c’était dans mon salon que la tempête faisait rage. Depuis six mois qu’ils étaient venus s’installer chez moi « le temps de se retourner », chaque jour avait été une épreuve. Pierre avait perdu son emploi dans une start-up qui avait fait faillite, Camille avait quitté son poste d’infirmière pour suivre Pierre dans ses projets incertains. Ils n’avaient plus rien, sauf moi. Moi, leur mère, veuve depuis trois ans, qui croyais pouvoir tout supporter.

Mais ce soir-là, j’ai craqué. J’ai crié plus fort que le tonnerre : « Je n’en peux plus ! Vous devez partir ! »

Le silence qui a suivi a été plus violent que n’importe quel éclat de voix. Pierre a ouvert la bouche, puis l’a refermée. Camille a baissé les yeux. J’ai vu dans leur regard un mélange de stupeur et de trahison. J’ai senti mon cœur se serrer, mais je n’ai pas reculé.

« Tu nous mets à la porte ? » a murmuré Pierre, incrédule.

J’ai hoché la tête, incapable de parler sans éclater en sanglots. Je me suis sentie minuscule face à mon propre fils, comme si j’étais redevenue une enfant prise en faute. Mais il fallait que je tienne bon. Depuis des semaines, je ne dormais plus. Je faisais des crises d’angoisse la nuit, j’avais perdu cinq kilos. Ma maison n’était plus un refuge mais un champ de bataille : disputes sur les courses, reproches sur le bruit, tensions à chaque repas.

Je me souviens d’un soir où Camille avait laissé traîner ses affaires dans le salon. J’avais osé lui demander de ranger ; elle m’avait répondu sèchement : « On n’est pas à l’hôtel ici. » J’avais encaissé sans rien dire, mais chaque petite remarque s’ajoutait à la montagne de rancœur qui grandissait en moi.

Pierre n’était plus le fils tendre que j’avais élevé seule après la mort de son père. Il était devenu irritable, distant, parfois même blessant. Un jour, il m’a lancé : « Tu ne comprends rien à notre génération ! » Peut-être avait-il raison. Mais moi aussi j’avais mes limites.

Cette nuit-là, après leur départ précipité – deux valises jetées à la hâte dans le coffre de leur vieille Clio – je suis restée seule dans le silence retrouvé. J’ai cru que je pourrais enfin respirer. Mais au lieu du soulagement attendu, c’est la culpabilité qui m’a envahie.

Les jours suivants ont été un supplice. Je guettais le téléphone en espérant un message de Pierre. Rien. J’ai tenté d’appeler ; il ne répondait pas. J’ai laissé des messages maladroits : « Donne-moi de tes nouvelles… Je m’inquiète… » Silence radio.

Je me suis remise en question mille fois. Avais-je été trop dure ? Aurais-je dû supporter encore un peu ? Après tout, ils étaient dans une situation difficile… Mais à quel prix ? Ma santé mentale s’était effondrée. Mon médecin m’avait prescrit des anxiolytiques et conseillé de « penser à moi ». Mais comment penser à soi quand on est mère ?

Un soir, ma sœur Françoise est venue dîner. Elle m’a trouvée prostrée devant la télé éteinte.

— Tu as fait ce qu’il fallait, Marie, m’a-t-elle dit en posant sa main sur la mienne. Tu ne pouvais pas continuer comme ça.

— Mais si Pierre ne me pardonne jamais ?

— Il finira par comprendre…

J’aurais voulu la croire. Mais chaque nuit, je revivais la scène : le visage fermé de Pierre, les larmes silencieuses de Camille dans l’ascenseur…

Un matin, j’ai croisé ma voisine Lucienne sur le palier.

— Alors, ils sont partis ?

J’ai hoché la tête.

— Vous savez, ma fille aussi est revenue vivre chez moi après son divorce… Ça a été l’enfer. On ne parle jamais assez des conflits familiaux quand les enfants adultes reviennent au nid.

Ses mots m’ont réconfortée un instant. Peut-être n’étais-je pas seule dans cette galère ?

Les semaines ont passé. J’ai repris mes habitudes : marché du samedi à la Croix-Rousse, café avec les copines du club de lecture… Mais il manquait quelque chose. Ou plutôt quelqu’un.

Un soir d’automne, alors que je rentrais chez moi sous une pluie fine, j’ai trouvé une enveloppe glissée sous ma porte. C’était l’écriture de Pierre.

« Maman,
Je t’en veux encore mais je comprends pourquoi tu as craqué. On a trouvé un petit studio à Villeurbanne. Ce n’est pas facile tous les jours mais on s’en sortira. Je voulais juste te dire que malgré tout… tu restes ma mère.
Pierre »

J’ai pleuré longtemps en relisant ces mots simples mais lourds de sens.

Aujourd’hui encore, la culpabilité ne m’a pas quittée tout à fait. Mais j’essaie d’accepter que parfois, aimer ses enfants c’est aussi savoir dire stop pour ne pas sombrer soi-même.

Ai-je été une mauvaise mère en pensant d’abord à moi ? Ou bien faut-il parfois choisir sa propre survie au risque de blesser ceux qu’on aime ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?