Abandonné à la naissance : le combat invisible d’Étienne
« Tu n’es pas comme les autres, Étienne. » La voix de Madame Lefèvre résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme la lame d’un couteau. J’ai sept ans, assis sur le lit grinçant de ma nouvelle chambre, les yeux rivés sur mes mains tremblantes. Je viens d’arriver dans ce foyer, le troisième en deux ans. Mon dossier médical, épais comme un dictionnaire, a précédé mon arrivée. Syndrome de Marfan, a-t-on dit. Trop compliqué, trop risqué. Ma mère biologique a signé les papiers à la maternité, sans même me regarder. Je ne me souviens pas de son visage, mais je me souviens du vide.
Dans la cour de l’école primaire, les autres enfants me fixent avec curiosité ou dégoût. Mes bras trop longs, mes doigts fins comme des baguettes, mon souffle court après chaque course. « Le squelette », chuchotent-ils. Un jour, Paul, le caïd du CE2, m’a poussé contre le mur : « Pourquoi t’es là si ta mère voulait pas de toi ? » J’ai voulu répondre, mais aucun mot n’est sorti. J’ai juste couru jusqu’aux toilettes pour pleurer en silence.
Les familles d’accueil se succèdent. Les Lefèvre sont gentils mais distants, comme s’ils avaient peur de s’attacher à moi. Madame Lefèvre me prépare des tartines au beurre chaque matin, mais ne me serre jamais dans ses bras. Monsieur Lefèvre me parle surtout pour me demander si j’ai pris mes médicaments. Je sens que je suis un poids, une responsabilité administrative plus qu’un enfant.
À douze ans, je découvre mon dossier social par hasard. Je lis les mots « abandon », « pathologie lourde », « difficultés d’attachement ». Je comprends que je ne suis pas un enfant comme les autres : je suis un problème à gérer. Cette nuit-là, je fais un cauchemar où je tombe dans un puits sans fond. Personne ne vient me chercher.
Un jour, lors d’une visite médicale à l’hôpital Necker, je rencontre Camille, une infirmière au sourire lumineux. Elle me parle doucement, me demande ce que j’aime faire. Je lui dis que j’adore dessiner des oiseaux parce qu’ils peuvent s’envoler où ils veulent. Elle me glisse un carnet à croquis : « Pour que tu puisses t’évader quand tu veux. » Ce petit geste devient mon refuge.
À seize ans, je suis placé chez les Martin à Montreuil. Leur fils, Lucas, a mon âge et une passion pour la musique. Il m’invite à une répétition avec son groupe dans le garage familial. Pour la première fois, je sens que quelqu’un veut vraiment de moi. Mais le bonheur est fragile : un soir, j’entends une dispute entre Monsieur et Madame Martin.
— On ne peut pas continuer comme ça ! Il a besoin de soins qu’on ne peut pas lui donner !
— Mais il s’attache à nous…
— Et alors ? On n’est pas ses parents !
Je comprends que je vais encore devoir partir. Cette nuit-là, je fais ma valise en silence pendant que Lucas dort. Avant de partir, je glisse un dessin d’oiseau sous sa porte.
À dix-huit ans, je me retrouve seul dans un petit studio social à Saint-Denis. Les murs sont gris et froids. Je travaille comme caissier dans un supermarché pour payer mes factures et mes médicaments. Parfois, je croise des familles heureuses dans les rayons et une colère sourde monte en moi : pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été condamné à l’errance et au rejet ?
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur Paris, je reçois une lettre inattendue. C’est Camille, l’infirmière de Necker. Elle a retrouvé ma trace grâce à une assistante sociale. Elle m’invite à venir exposer mes dessins dans la salle d’attente de l’hôpital.
Le jour de l’exposition, je vois des enfants malades sourire devant mes oiseaux colorés. Une petite fille s’approche :
— Tu crois qu’ils peuvent vraiment s’envoler ?
Je lui réponds :
— Oui, il suffit d’y croire très fort.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, je m’arrête devant la Seine illuminée et je pleure pour la première fois depuis des années. Pas de tristesse cette fois-ci, mais de soulagement : j’existe enfin aux yeux de quelqu’un.
Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq ans. Je continue de dessiner et d’exposer dans des associations pour enfants malades. J’ai pardonné à ma mère biologique — ou du moins essayé — car j’ai compris que la peur peut être plus forte que l’amour.
Mais parfois, la nuit, une question me hante encore : est-ce qu’on peut vraiment guérir du manque d’amour ? Ou est-ce qu’on apprend juste à vivre avec ce vide ? Qu’en pensez-vous ?