À dix-huit ans, le monde de mon fils s’est écroulé : chronique d’une grossesse inattendue

— Maman, il faut que je te dise quelque chose…

La voix d’Antoine tremblait. Il était assis en face de moi, à la table de la cuisine, les mains crispées sur son téléphone. Le soleil de juin filtrait à travers les rideaux, mais l’air était lourd, chargé d’une tension que je n’arrivais pas à nommer. J’ai posé mon torchon, sentant que ce moment allait changer nos vies.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ?

Il a baissé les yeux. Un silence pesant s’est installé. Puis il a murmuré :

— Camille est enceinte.

J’ai cru que le sol s’ouvrait sous mes pieds. Camille… Sa petite amie depuis deux ans, une fille douce, sérieuse, que j’aimais beaucoup. Mais ils n’avaient que dix-huit ans ! J’ai senti la colère monter, mêlée à la peur et à une tristesse sourde. J’ai voulu crier, demander comment ils avaient pu être aussi inconscients. Mais devant le visage blême de mon fils, j’ai compris qu’il avait déjà assez peur comme ça.

— Tu es sûr ?

Il a hoché la tête, les larmes aux yeux.

— On a fait le test deux fois. Elle est enceinte de presque deux mois.

J’ai pris une grande inspiration. Mon mari, Jean-Pierre, est rentré à ce moment-là. Il a tout de suite senti l’atmosphère étrange.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Antoine n’a pas eu la force de répéter. C’est moi qui ai dû annoncer la nouvelle. Jean-Pierre est resté figé, puis il a explosé :

— Ce n’est pas possible ! Vous êtes des gamins ! Comment vous allez faire ?

Antoine s’est levé brusquement et a claqué la porte. Je me suis retrouvée seule avec mon mari, désemparée.

Les jours suivants ont été un enfer. Les disputes éclataient pour un rien. Jean-Pierre en voulait à Antoine, mais aussi à moi — il disait que j’avais été trop laxiste, trop « copine » avec lui. Moi, je me sentais coupable de ne pas avoir vu venir les choses. J’avais toujours cru que ces histoires n’arrivaient qu’aux autres familles.

Dans notre petite ville de Bourganeuf, les rumeurs vont vite. Dès que Camille a arrêté d’aller au lycée, les langues se sont déliées. À la boulangerie, j’ai senti les regards appuyés des clientes.

— Tu as entendu pour la fille de la pharmacienne ?

— Oui, et c’est le fils des Martin…

J’avais envie de disparaître. Je me suis surprise à éviter les sorties, à ne plus répondre au téléphone quand ma sœur appelait. J’avais honte. Honte pour mon fils, honte pour moi-même.

Un soir, Camille est venue dîner chez nous avec ses parents. L’ambiance était glaciale. Sa mère, Madame Lefèvre, gardait un sourire crispé ; son père ne disait rien, fixant son assiette comme si elle allait lui révéler une solution miracle.

— Nous avons pris rendez-vous au planning familial, a dit Camille d’une voix faible. On veut savoir toutes les options.

Jean-Pierre s’est raidi.

— Il n’y a pas trente-six options ! Vous avez fait une bêtise, maintenant il faut assumer.

Camille a éclaté en sanglots. Antoine l’a prise dans ses bras. J’ai senti mon cœur se serrer : comment leur demander de « faire face » alors qu’ils n’étaient encore que des enfants ?

Les semaines ont passé. Camille a décidé de garder le bébé. Antoine a cherché un petit boulot chez le garagiste du coin pour mettre un peu d’argent de côté. Il a arrêté ses études sans vraiment en parler — il disait qu’il reprendrait plus tard, mais je savais qu’il se mentait à lui-même.

À la maison, l’ambiance était tendue. Jean-Pierre ne parlait plus à Antoine que pour lui reprocher ses choix. Moi, je tentais de maintenir un semblant de normalité : je préparais des repas pour tout le monde, je faisais semblant de croire que tout irait bien.

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que je pliais du linge dans le salon, Antoine est venu me voir.

— Maman… Tu crois que je vais y arriver ?

Il avait l’air si jeune, si perdu. J’ai eu envie de le serrer contre moi comme quand il était petit.

— Je ne sais pas, Antoine… Mais tu n’es pas seul. On va t’aider.

Il a souri faiblement.

Le bébé est né en février. Une petite fille : Lucie. Quand je l’ai prise dans mes bras pour la première fois, j’ai ressenti un mélange d’amour et de tristesse profonde. J’aurais voulu que mon fils ait le temps de grandir avant d’être père. J’aurais voulu que Lucie naisse dans une famille prête à l’accueillir sans peur ni colère.

Les mois ont passé. Antoine et Camille ont fait ce qu’ils ont pu : ils se sont installés dans un petit studio prêté par les parents de Camille ; ils jonglaient entre couches et petits boulots mal payés. Jean-Pierre refusait toujours d’aller voir sa petite-fille — il disait qu’il n’était « pas prêt ».

Un soir d’été, alors que je gardais Lucie pour permettre à Antoine et Camille de souffler un peu, j’ai croisé ma voisine dans l’escalier.

— Alors Claire… Tu es fière ?

Son ton était moqueur mais aussi envieux — elle qui se plaignait toujours que ses enfants ne lui donnaient jamais de nouvelles.

J’ai relevé la tête.

— Oui. Je suis fière d’eux. Parce qu’ils tiennent bon malgré tout ce qu’on leur fait subir.

Aujourd’hui encore, rien n’est facile. Les factures s’accumulent ; Antoine rêve parfois d’une autre vie ; Camille pleure souvent en silence ; Jean-Pierre reste distant. Mais Lucie grandit entourée d’amour — même si cet amour est maladroit et cabossé.

Parfois je me demande : qu’aurais-je fait à leur place ? Est-ce qu’on peut vraiment juger ceux qui trébuchent si tôt sur le chemin ? Et vous… auriez-vous su trouver les mots justes pour soutenir votre enfant dans une telle épreuve ?