Le miroir brisé : Ma quête de beauté intérieure
« Regarde-toi bien, Camille. Tu crois vraiment que tu peux sortir comme ça ? »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme la lame d’un couteau. Ce matin-là, devant le grand miroir du couloir, elle m’a obligée à scruter chaque imperfection de mon visage : le nez trop large, les boutons sur le front, les cernes creusés par des nuits blanches à ressasser mes complexes. J’avais quinze ans et déjà l’impression d’être un brouillon raté dans une famille où la beauté semblait être la seule monnaie d’échange.
Ma sœur aînée, Élodie, était l’incarnation même de la perfection selon les critères maternels : blondeur éclatante, sourire Colgate, silhouette fine. À chaque repas, les comparaisons fusaient. « Tu devrais prendre exemple sur Élodie, elle fait attention à ce qu’elle mange. » Ou encore : « Regarde comment elle se tient droite, pas comme toi, voûtée comme une vieille femme. »
Je me souviens d’un dimanche midi particulièrement cruel. Mon père, habituellement silencieux, a lancé en riant : « Camille, tu devrais peut-être essayer le sport, ça te ferait du bien ! » Toute la table a éclaté de rire. J’ai senti mes joues brûler, mon cœur se serrer. J’ai quitté la table en silence, prétextant un devoir à finir. Dans ma chambre, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.
Au lycée Victor-Hugo, la cruauté ne s’arrêtait pas à la porte de la maison. Les regards moqueurs des garçons dans les couloirs, les chuchotements des filles à la sortie des vestiaires… Un jour, j’ai surpris Justine murmurer à Marion : « Tu as vu ses fringues ? On dirait qu’elle s’habille chez Emmaüs ! » J’aurais voulu disparaître.
La solitude est devenue ma compagne fidèle. Je passais mes soirées à dessiner des visages parfaits sur mon carnet, espérant qu’un jour le mien ressemblerait à l’un d’eux. Ma mère frappait parfois à la porte : « Tu devrais sortir un peu au lieu de rester enfermée comme une recluse ! » Mais dehors, c’était pire.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais du lycée sous la pluie battante, j’ai croisé Madame Lefèvre, notre voisine du troisième étage. Elle m’a souri doucement : « Tu sais Camille, tu as de très beaux yeux. On dirait qu’ils racontent des histoires. » C’était la première fois qu’un adulte me faisait un compliment sincère. Je me suis accrochée à cette phrase comme à une bouée.
Mais à la maison, rien ne changeait. Les disputes avec ma mère devenaient plus fréquentes. Un soir, elle a hurlé : « Tu ne fais aucun effort ! Tu veux finir seule toute ta vie ? » J’ai claqué la porte et je suis partie marcher dans la nuit glaciale. J’ai pensé à fuir, à tout quitter.
C’est lors d’un atelier d’écriture organisé par le lycée que j’ai rencontré Lucie. Elle portait des vêtements amples et colorés, ses cheveux étaient courts et elle riait fort sans se soucier du regard des autres. Nous avons échangé nos textes ; le sien parlait d’une jeune fille qui se sentait invisible. Nous sommes devenues amies.
Avec Lucie, j’ai appris à voir autrement. Elle m’a emmenée au cinéma d’art et d’essai du quartier Latin, m’a fait découvrir la poésie de Prévert et les chansons de Barbara. Un jour, elle m’a dit : « Tu sais Camille, la beauté c’est une invention pour vendre des crèmes et des vêtements. Ce qui compte vraiment, c’est ce que tu portes à l’intérieur. »
Petit à petit, j’ai commencé à écrire sur moi-même, non plus pour me cacher mais pour me révéler. J’ai osé lire un texte lors de la fête du lycée : « Je suis celle qu’on ne regarde pas. Mais j’existe. Je suis là. » À la fin, il y a eu un silence puis quelques applaudissements timides… et le regard fier de Lucie dans la foule.
À la maison, le dialogue restait difficile. Un soir pourtant, alors que je relisais mes textes dans le salon, ma mère s’est assise près de moi. Elle a pris une longue inspiration : « Tu sais Camille… Je n’ai jamais voulu te blesser. J’avais peur que tu souffres dans ce monde cruel… Peut-être que je me suis trompée de méthode. »
J’ai senti une larme couler sur ma joue. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris sa main.
Aujourd’hui encore, je lutte contre mes vieux démons. Il m’arrive de croiser mon reflet et de ressentir cette vieille douleur au creux du ventre. Mais je me rappelle les mots de Lucie et le sourire de Madame Lefèvre.
Est-ce que je finirai par m’aimer complètement ? Est-ce que notre société saura un jour voir au-delà des apparences ? Qu’en pensez-vous ?