Dans l’ombre du mépris : Le combat d’Anaïs pour exister

« Tu ne comprends rien, Papa ! » Ma voix résonne dans la cuisine, plus aiguë que je ne l’aurais voulu. Gérard, mon père, lève à peine les yeux de son journal. Il soupire, ce soupir lourd qui me fait sentir minuscule. Camille, ma demi-sœur de vingt-trois ans, assise à la table, pianote sur son téléphone sans un mot. Je serre les poings. J’ai seize ans aujourd’hui, et j’ai l’impression d’être invisible dans cette maison depuis deux ans, depuis que Maman est partie.

La mort de Maman a tout changé. Avant, elle était le pont entre mon père et moi. Elle savait traduire mes silences, calmer ses colères. Depuis qu’elle n’est plus là, la maison est devenue un champ de mines. Gérard a toujours été vieux jeu, mais maintenant il est froid, distant. Il ne comprend pas pourquoi je veux faire du théâtre, pourquoi j’ai besoin d’écrire. Pour lui, ce sont des lubies d’enfant. « Trouve-toi un vrai métier », répète-t-il sans cesse.

Ce soir-là, alors que je souffle mes seize bougies dans un silence gênant – pas de gâteau maison, juste une tarte industrielle achetée au supermarché – Gérard me tend une enveloppe. Dedans, un chèque pour « m’acheter quelque chose d’utile ». Je le remercie à peine. Ce n’est pas ce dont j’ai besoin. Je voudrais juste qu’il me regarde, qu’il me parle comme à une vraie personne.

Camille me lance un regard compatissant quand Gérard quitte la pièce. Elle murmure : « Il fait ce qu’il peut… » Mais je n’en peux plus d’entendre ça. Camille a grandi avec une autre mère, une autre histoire. Elle n’a jamais eu à se battre pour exister ici. Moi, j’ai l’impression d’être une étrangère dans ma propre famille.

Les jours passent et la tension monte. À l’école, je me réfugie dans la salle de théâtre avec Madame Lefèvre, ma professeure préférée. Elle m’encourage à écrire une pièce sur le deuil. Je me lance à corps perdu dans ce projet ; c’est la seule chose qui me donne l’impression d’avoir un peu de contrôle sur ma vie.

Un soir, alors que je rentre plus tard que d’habitude après une répétition, Gérard m’attend dans le salon. Il est assis dans le noir, une cigarette à la main – lui qui avait promis d’arrêter après la mort de Maman. « Tu te crois où ? » Sa voix claque comme un fouet. Je tente d’expliquer mon projet de théâtre mais il coupe court : « Tu perds ton temps avec ces bêtises ! »

Je sens la colère monter en moi. « Tu ne veux jamais m’écouter ! Tu préfères faire comme si je n’existais pas ! »

Il se lève brusquement et crie : « Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ? »

Je recule, effrayée par sa détresse autant que par sa colère. Camille arrive en courant et s’interpose : « Arrêtez ! Vous vous faites du mal tous les deux ! »

Cette nuit-là, je pleure longtemps dans ma chambre. Je relis les lettres que Maman m’écrivait quand elle partait en déplacement pour son travail à Lyon : « N’oublie jamais qui tu es, Anaïs. Ta voix compte. » Mais ici, personne ne veut l’entendre.

Quelques semaines plus tard, c’est la première de ma pièce au lycée. J’ai invité Gérard et Camille mais je ne me fais pas d’illusions. Pourtant, alors que je monte sur scène pour saluer à la fin du spectacle, je les aperçois au fond de la salle. Gérard a les yeux rouges ; il ne dit rien mais il applaudit timidement.

Sur le chemin du retour, le silence est lourd dans la voiture. Puis Gérard murmure : « Tu ressembles à ta mère… »

Je voudrais croire que c’est un début. Mais le lendemain matin, tout reprend comme avant : les silences, les remarques acerbes sur mon avenir incertain.

Un soir d’orage, alors que Camille et moi sommes seules à la maison, elle me confie : « Tu sais… Papa a toujours eu peur de perdre le contrôle. Il t’aime à sa façon maladroite… Mais il ne sait pas comment te le montrer. »

Je voudrais lui en vouloir mais au fond de moi je comprends : lui aussi est perdu sans Maman.

Le temps passe et je continue à écrire. J’envoie mes textes à des concours ; parfois je gagne un prix, parfois non. Mais chaque mot posé sur le papier est une victoire contre le silence imposé par cette maison.

À dix-huit ans, je décide de partir étudier à Paris contre l’avis de Gérard. La veille de mon départ, il entre dans ma chambre pour la première fois depuis des années. Il pose maladroitement une main sur mon épaule : « Prends soin de toi… Et écris-moi de temps en temps. »

Je pars avec un mélange d’amertume et d’espoir. Je sais que le chemin sera long pour être reconnue par mon père – peut-être qu’il ne comprendra jamais vraiment qui je suis.

Mais aujourd’hui encore, quand je relis les mots de Maman ou que j’entends les applaudissements d’un public inconnu, je me demande : Combien d’entre nous vivent dans l’ombre du mépris familial ? Combien de voix restent étouffées derrière des portes closes ?